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La mère Michel a lu - Flamme ou le travail de nudité, Didier Ayres (par Michel Host)

Ecrit par Michel Host le 06.05.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Flamme ou le travail de nudité, Didier Ayres, éditions Arfuyen, 2014, 178 pages, 14 €

La mère Michel a lu - Flamme ou le travail de nudité, Didier Ayres (par Michel Host)

« Un chat slavo-gaulois se demande souvent si le ciel ne va pas lui tomber sur la tête » (M. de Buffon, Correspondance et collection privées)

 

« Ai-je reçu l’eau et le sel / l’épée de l’oubli où nous voulions être : la nuit de ce calme siècle / larmes où ne pas tenir : notre amitié des chiens / l’appareil de l’inquiétude ».

« Il faudrait rendre à notre séjour ici, sa nature de mystère et de merveilleux ».

Didier Ayres

 

Traversée

Ouvrir un nouveau recueil – celui-ci l’est – c’est entrer dans la forêt primaire, vouloir la traverser, se voir cerné d’essences anciennes aux parfums inconnus mais entêtants.

Elle avait dix mille ans, n’est-ce pas, et nous allions naître. Comment l’impénétrable jardin s’est-il prolongé jusqu’à nous à travers l’encombrement de nos chemins de fer, transatlantiques, usines, aéroports, autoroutes et puits de pétrole ? C’est à n’y pas croire. Didier Ayres, avec Flamme ou le travail de nudité, entre clairières, parcelles mystérieuses, buissons, sources et marais, nous ouvre un premier sentier où « sept divinités… enjambent nos âmes ». Elles sont semble-t-il « comme un polygone de cendres / de grands chiens rouges dans le jardin / l’agneau et l’escalier des feux / et tout la fraternité hermétique de la nuit».

Suis-je dans le vrai si j’y vois les Pléiades ? Ou de ces ombres mythiques déferlant à travers la nuit ?

Le verbe est net, il va droit à son but : exprimer ce qui est, ou plus précisément ce qui « va », sans repentir ni retour, ce qui vient et s’en va, puis entendre l’écho étrange qui s’éveille avant de se taire. Étrange ou inhabituel parce qu’insoucieux des mesures du vers – vers libre, en effet – indifférent aux rimes mais en quête de ses propres cadences. Un caractère de style – excusez le terme vieillissant – frappe et domine : le déliement, l’apocope, l’apposition… comme pour sauter le pas d’abord, puis relierautrement, par-dessus l’arrêt d’un sens et la recherche d’un autre. Ainsi, dans : « Ouvre-moi la porte de givre de la prononciation et du sacre / comme ton baiser qui œuvre en nous dans l’habit de l’ancienne mort /// une bête au mieux jetée entièrement dans le sang absolu de la fête et de l’été ».

Ne sommes-nous pas aux frontières des visions, des éblouissements, de temps multiples, d’espaces cérémoniels antiques, avec ce « baiser » qui ouvre l’instant, quoique déguisé en notion de mort (impensée, impensable, déniée aux temps d’aujourd’hui), instant fugace, et puis cette « bête » festive, illisible, et pourtant rattachée, reliée au courant de cette poésie d’exigence haute. L’ensemble est offert au lecteur, à ceux et celles qui écoutent et entendent, non à titre de rrêêêvvve des romances sentimentales, mais de l’exploration telle qu’en son essence profonde et aventureuse : irrattrapable sinon par fragments qui, pour brillants qu’ils soient, exigent de charrier leurs débris dans le courant des heures du jour et de la nuit. La vie en somme (ses oasis dans l’existence) s’écoule ici.

Au long de ses étapes (Chœurs et couronnes, Les Nuits, Oliviers, Ton élégie, Sommeillant, Dire ou Par-delà la vaste occupation), le poème de Didier Ayres développe une oneiroxis, soit quelque chose qui balance entre perceptions et hallucinations tout en se prêtant aux interprétations : c’est l’une de ses facettes les plus séduisantes, si l’on veut bien se rappeler qu’interprétation n’est pas explication définitive, mais multiplicité des hypothèses, étoilement des sentiers de cette forêt que traversent les humains… Au terme du chemin, quoi ? Le vide ? L’absurde ? Il faut aller à Schopenhauer : le chemin, seul le chemin a du sens.

Angoisse et douleurs partagées ne sont pas absentes de la traversée, le poète s’y arrête : « Prends le cheval électrique de mon angoisse / brûle la chasuble de trèfles de nos deux douleurs… ».

Il est, au cœur du recueil, un couple discret mais constamment présent, couple presque dissimulé dans les chambres de son mystère, tantôt sous ses vêtures (apparences) de bestiaire, « cerfs de métal, alouettes de soufre et de benjoin… l’abeille (éternelle, omniprésente) mésanges et coquelicots (éléments croisés) », avec au terme de cette alchimie animale et végétale – « tout est feu noir et toi et moi comme deux edelweiss de charbon » – de troublantes lueurs nocturnes d’incendies.

Cependant la vision du poème n’est sans doute pas noire ni désespérée, car s’est mis en marche « un manège de cristal double // et identique en quoi se trouve l’espoir ». Ce couple hante les lieux, il n’est pas seul dans son paradis mêlé, il est d’esprit, d’intuition peut-être – « ce n’est nullement une intellection » – pétri aussi de la matière de l’amour qui, elle, se fond dans une unité-dualité gardienne de son mystère. Amour comme une foi (distincte de la croyance, bien entendu) : « car nous sommes cœurs et couronnes ». Le frémissement de l’être au monde, dans sa traversée nécessaire, nous est « sensiblement » rapportée dans ces sublimes méditations.

Le poète pénètre loin dans la forêt. Il veut « Voir » au-delà, au dehors des constats d’évidence. Il voit l’aimée dans sa « robe d’encre », dans ce qui donc est inscrit, peut-être de façon indélébile dans « [s]on livre de fougères ». Lira-t-on, écrira-t-il dans ce livre une sorte d’éternité fragile ?

Viennent d’étonnantes transfigurations : « Au-dedans de la ruche il y a ton visage ». Nous sommes « deux chiens rouges ». Un univers sort de l’ordinaire pour entrer dans d’autres dimensions, d’autres sentiments, d’autres émois. « Pensées », anges dans l’incendie, « angoisses énamourées »… Heurts de sentiments contraires, « peupliers de marbre » en des paysages inouïs (Inspiration rimbaldienne clandestine ? Songes issus des hasardeux travaux surréalistes ?). On peut se poser ces questions ? Est-il des certitudes, des réponses ? Ce poème est d’abord un long et intime questionnement ? Puis surgit cette « nudité » cérémonielle dans « le ministère de l’après-midi ». « Travail » en premier lieu, puis conquête ? Faut-il y rechercher l’obstétrical, quelque naissance attendue, une approche mystique ?

Feu incessant, jamais éteint : « Acacia dans les jardins du feu / théologie du pauvre »Puis un «sommeil noir… (la) dormition mystique… » parmi « les épis magnétiques de l’amour ». Cet amour est le socle, il garantit la prolongation du travail qui s’accomplit, il en est la cause.

Et l’amoureuse, soudain, est voussoyée. Nous regagnons des régions qu’ont oubliées les temps des supermarchés et des croisières par peuplades de trois mille touristes jetées dans des rafiots gigantesques… Didier Ayres croise vers d’autres eaux, ailleurs, très loin… vers les lieux où les êtres se magnifient et se résolvent dans le même élan :

« C’est une noce de métal

Cet olivier et cet autre

Dans le néant de nous ».

Une beauté inconnue, interrogatrice à la manière d’un oxymore, fait son épiphanie. Restent présentes l’inquiétude, les larmes. La marche des amants (une marche dont on ne sait où elle mène… L’Aventure est dans l’avancée… le chemin, le chemin !). Cérémonielle aussi cette escorte de l’un par l’autre, ce faible cortège, émouvant unisson de la marche avec quelque chose d’antique dans le drapé des tuniques : « robe de l’amour en toi / robe de l’amour en moi ». On se remémore la « nudité », seul vêtement de l’amour même s’il va au néant. Ce ne sont pas contradictions mais fusions, rencontres des possibles dans l’espace et le temps qui nous sont accordés. Non loin sont évoqués les visages des gisants. Une brève citation de Jacob Boehme viendra rappeler que la vie cherche sa « substance » appropriée selon le moment et l’heure, la forme ce qu’elle veut prendre pour ne faire que semblant de mourir. Glose personnelle et peut-être risquée.

« … le néant de nous » vient de proférer le poète ? Alors ? quoi ? Plus rien ? L’effacement des amants ? Non pas. Le secret est dans l’amour car ce poème est son hymne, sa célébration première, suivie d’une seconde qui, sous le signe de l’élégie apporte le sens. Il est la seule raison de l’être.

Si « l’enfer » d’ici-bas, l’ici et le maintenant de la mort elle-même, ne sont pas niés ou tenus pour rien, ni « l’appareil de l’inquiétude », et c’est cela qu’il faut privilégier, ni les frémissements du sentiment amoureux et la joie du cœur ne sont condamnés à ne trembler que d’inquiétude. « Ton visage de profondeur / dans mon beau livre… » « …Pointes d’or de tes mains / épingles de soufre » contre « le vin tragique de l’infini ». Aimer, au-delà des catégories de la psychologie analytique, est un combat contre le doute, contre l’accoutumance créatrice de l’ennui, puis de l’éloignement. Ce « vin tragique », c’est la mer d’Ulysse, souvenons-nous d’elle, « mer vineuse », oinopa ponton ! D’où l’abondance d’images renouvelées pour peupler l’élégie, « toi l’orphique de notre noce / ce sont les pluies noires du rêve ». Images somptueuses. L’amour se (re)peuple maintenant de lui-même. Il ne faiblit pas : « c’est la mélancolie de ta personne / qui veut sortir surtout de la nuit sans fin… ». Il reste au cœur des choses et de l’être, dans une « flamme » qui se substitue aux feux charbonneux. Un autre bestiaire apparaît : gypaètes, chevaux, rossignols, coqs, oiseaux peints, hirondelles, cerfs, tigres de nacre… Comme après « la disparition des figures / l’assemblée neuve du néant […] et puis la vie et sa mystique ». Ces vers pourraient conclure ce commentaire parfois hasardeux. La vie suffit. Elle a « sa » mystique. Elle est le guide, le chemin qui nous ramène à elle, elle est Tout. C’est, du poète, le commentaire, l’« explication » de son inexplicable, et la justification de ce Tout, de l’amour, être qui « n’[a] pas de nudité », qui s’est au cours de notre court espace de temps chargé de lourdes défroques dont il veut « se dépouiller ». Une éternité l’attend que la plupart des humains ignoreront. Reste la certitude : « L’état du chemin dans lequel je me suis engagé et qui m’engage. Ce petit peu qui est advenu, je l’ai saisi ».

Quand nous entrons dans cette vision, les images nous permettent de « voir » (à l’opposé de ce qu’elles font d’ordinaire). Elles prennent l’éclat d’or de ces objets que nous avions crus charriés par la rivière du temps imparti aux vivants. Elles retrouvent leur simplicité, les évidences qui nous échappent comme, entièrement éclairante, celle-ci : « L’amour, l’amitié ne se disent jamais comme tels. Une forme impropre à la totalité ». Didier Ayres baigne dans cette totalité, nous la restitue, tentant de nous communiquer les angoisses et les joies qu’il en éprouve, de nous offrir les tremblements du vivant (notre seul bien), sa solitude souvent (on ne dit ni ne vit pas à ces hauteurs sans qu’une distance s’instaure). La Cantilène qui clôt le poème est un autocommentaire, un retour au monde dont nous usons, une glose où chaque mot incendie notre « Traversée ». Ce partage est frappant, émouvant, froidement objectif, vivement éclairant. J’y saisis ceci encore : « L’homme en sa propre compagnie se fait parfois ami de lui-même ». Et, faisant un pas de plus que Sénèque : « J’ai commencé de mourir ; c’est pour cela que je suis en vie ».

Poésie et poète admirables, uniques en notre sinistre et contingente époque (Didier Ayres nous aidera à nous en éloigner plus encore), poète plus que grand si cela reste pensable par notre monde, poète de la dernière possible spiritualité, territoire enfin que les dieux, pluriels ou monomaniaques ont quitté (ou ne sont jamais venus ?). Le livre, très grand livre, reste en nous, à nous blesser le cœur, l’esprit, à nous ouvrir une voie d’espoir en dépit de notre finitude. Le chemin, le chemin seul importe.

 

Michel Host

 

Didier Ayres est né à Paris en 1963. Il a beaucoup voyagé, vécu quelques mois en Guyane, puis a commencé à écrire. Divers emplois, puis la reprise de ses études de lettres en Sorbonne. Avec son recueil, Nous, William Blake, en 1997, il obtient une bourse du C.N.L. En 2002, il soutient une thèse sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès. Il vit à Saint-Junien, dans le Limousin, et donne en tant que « rédacteur » des chroniques dans la revue La Cause littéraire. En 2003, recueil, Comme au jour accompli (Arfuyen, postface de Jean Masson). 2005, Le livre du double hiver (Arfuyen). 2010, Monologue depuis le refuge (Arfuyen, postface de Jean Maison).

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005