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La mère Michel a lu (14) - La Comédie, Dante Alighieri

Ecrit par Michel Host le 09.01.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

La mère Michel a lu (14) - La Comédie, Dante Alighieri

 

« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte ».

 

La Comédie (Enfer - Purgatoire - Paradis) de Dante Alighieri, Édition bilingue, présentation & traduction de Jean-Charles Vegliante, Nrf Poésie / Gallimard, 1280 pp., Coll. n°480 / 17 €

Le poème de la chrétienté

 

« Les intuitions des poètes sont les aventures oubliées de Dieu ».

Elias Canetti, Le Territoire de l’homme

« La poésie ouvre la nuit à l’excès du désir ».

Georges Bataille, La Haine de la poésie

 

Cette « Comédie », souvent accompagnée de l’épithète « divine », je l’avais lue, certes c’était il y a longtemps, sans toutefois pousser l’audace jusqu’à m’introduire dans son Paradis. Mes jeunes penchants mécréants, le sens de mon indignité, me l’interdirent… à moins que ce ne fût la simple paresse d’un vieil adolescent placé devant l’impossible tâche de décrypter les images et inscriptions de ce monstrueux monument. On ne sait plus bien, à vrai dire, celui qu’on a été. Loin est le jeune homme fasciné mais promptement égaré dans la forêt dantesque, cette « sylve obscure » qui ne l’effraya pas trop, sans doute parce que n’étant pas « à la moitié du chemin de [sa] vie » il put se dire qu’il avait bien le temps.

Aujourd’hui, revenu à une sorte de virginité de l’esprit et du cœur, soutenu par la Mère Michel, je me trouve à l’orée de la même forêt, et parvenu à bien plus qu’à la moitié de mon chemin.

Allons sans peur sur les pas de Dante et de Virgile, son guide, visiter ces lieux d’abord inhospitaliers parce que sans sortie concevable, puis ceux que marquent de dures souffrances, celles qu’exige le rachat de nos fautes selon l’antique croyance et le dogme, pour gagner, à la fin (le lecteur le peut), ce « saint royaume », où étrangement nous accueillera Apollon plutôt que saint Pierre… ce Paradis où « celui qui meut toute chose » et dispose des fins ultimes, celui dont la gloire « pénètre par l’univers et resplendit / davantage en un lieu et moins dans l’autre… » et permet au poète florentin (1) de « [voir] des merveilles ». Ici, donc, au seuil du Poème, j’abandonne non toute espérance, mais toute sarcastique humeur. Cela sans avoir à me forcer, car tout lecteur d’aujourd’hui se trouvera, s’il le veut bien, devant la traduction nouvelle de Jean-Charles Vegliante, saisi d’étonnements, mais aussi d’émerveillements et d’interrogations.

 

Monstrueux monument, disais-je… Ce n’est pas assez : édifice superbe qui veut épuiser, englober les grands courants de notre civilisation (aujourd’hui, aux temps de l’homme-marchandise, souterrains pour la plupart), depuis les époques homériques jusqu’aux XIIIe et XIVe siècles. Tentative prométhéenne de résistance à l’effacement, concert universel des vertus et des vices humains fondé sur l’ombre et la lumière et, avec les unes, contre les autres, cette folle espérance que la chrétienté a voulu apporter aux humains d’une autre existence après la disparition des corps. Ils ressuscitent donc – ou plus exactement ils ne périssent pas, même ceux de l’enfer – dans ce château immense, cette cité gigantesque et qui doit l’être pour tous les contenir avec leurs esprits et leurs consciences. La Comédie, c’est nous-mêmes qui nous regardons dans un miroir où l’image est en perspective, lisible ici, moins lisible ailleurs, nous qui sommes aussi par nos ancêtres, nous qui sommes tels qu’ils étaient et que Dante et Virgile nous emmènent les reconnaître. Il y faut de la patience, parfois même quelques explications (j’y viendrai), mais le monument est avant tout le Poème, et c’est lui qui triomphe à la fin parce qu’on l’acceptera ou non, parce que sa folie et sa sagesse mêlées nous emporteront, nous conduiront au lieu qu’il appartient à chacun de désigner pour soi-même, et plusieurs fois Béatrice, l’amour de Dante, sa fidélité et son infidélité, nous rappellera que la grâce chrétienne et divine ne s’oppose en rien à ce que, depuis ce temps-là, nous avons nommé notre libre arbitre. Monument ? Ce n’est pas suffisant : il n’est rien, sous nos cieux, ni Vaux-le-Vicomte, ni Chenonceau, ni même Versailles, qui soit image comparable à une telle entreprise humaine. Le Poème, rien que le Poème, donc !

 

Mais allons encore, selon la méthode de lecture de la Mère Michel, à ce qui d’emblée peut poser difficulté, voire gêner. Un choix éditorial heureux permet d’avoir en main les 1250 pages de l’ouvrage, traduction française en regard du texte en langue familière toscane préférée par Dante au latin. Ce choix d’un seul volume (on eût pu imaginer deux volumes en coffret…) induit une réduction drastique des notes de bas de page (on les trouvera, réduites à leur plus simple expression et transportées au début de chaque chant). C’est, en somme, plutôt dommage. La poésie, le sortilège des mots, l’élan de l’imaginaire découverte des lieux de l’au-delà suffisent-ils à tout ? Pour ma part, je ne le crois pas : ainsi, ayant bien compris que le prince Frédéric II grillant en enfer ne pouvait être ce roi de Prusse qui apprécia Voltaire, j’aurais aimé quelques précisions sur ce tyrannique empereur d’un temps plus ancien, plusieurs fois excommunié, qui se fit roi de Jérusalem et mérita d’être surnommé l’Antéchrist… et aussi au sujet de cette mythique ville de Dite (« Dis » dans la traduction) que Dante plante ici et là, à l’horizon des supplices, cité diabolique de Pluton (Plutus, « le grand ennemi », qui aujourd’hui fait rageparmi nous), enfer lointain mais jamais oublié destiné aux Ombres de toutes les époques, émanation de Satan sous ses diverses apparences (2). Enfin, pour me limiter à trois exemples, l’apparition de la ville de Cahors, au détour d’une évocation des châtiments mérités, ne prendra véritablement sens que si l’on nous dit pourquoi cette charmante localité du Quercy abritait alors une étonnante quantité d’usuriers. Je dois avouer que je me suis plus d’une fois tiré d’embarras en recourant au stratagème que je me résous à dévoiler ici, en note (3).

La traduction de Jean-Charles Vegliante est magnifique et sensible ; elle veut s’accorder au phrasé de Dante, le plus souvent à sa cadence, et y réussit parfaitement. Lorsqu’elle le suit parfois dans ses tours elliptiques et ses hyperbates, elle peut se révéler plus difficile et demander une attention particulière, mais jamais elle n’est obscure ou illisible. Si elle exige encore des connaissances de l’histoire italienne, romaine et européenne, parfois de la mythologie classique, et d’être au fait de certains traits attachés à des personnages plus ou moins connus, l’histoire de notre seul pays nous en proposerait tout autant et c’est tant mieux s’il nous faut nous instruire et si nous nous instruisons en effet à lire Dante. Rire, oui, mais aussi s’instruire, selon la Mère Michel, toujours le propre de l’homme !

 

L’ENFER


Il attire et fascine. Il est vrai que les humains, lassés de celui qu’ils vivent sur terre, et afin de le mieux supporter, aiment à s’en représenter un pire encore. Aujourd’hui, le cinéma satisfait cette attente, et aussi les reportages complaisamment atroces que nous distillent les chaînes (quel mot approprié !) télévisuelles. Aux treizième et quatorzième siècles, Dante ne disposait pas de ces moyens. Il se suffisait des mots.

Que retire le lecteur de notre temps, nourri de rationalité et de science, même approximatives, de ces visions successives des cercles où se durcissent et s’encruellent les châtiments ? Un sentiment d’enfermement et d’enfoncement dans une inéluctable nuit. Ainsi Dante, contre toute raison et par compassion adresse-t-il ce souhait désespéré à quelque violent de son temps : « Puisses-tu sortir de ces lieux obscurs, / retournant contempler les belles étoiles… » (Chant XVI). Plus loin, chacun prisonnier de son cercle, de sa bolge (4), se verra appliquée sa peine, rufians, trompeurs, séducteurs, qui dans leur honteuse expiation ne peuvent se plaindre qu’au visiteur : « … de là, dans la fosse / je vis des gens plongés dans les excréments / qui semblaient sortir de latrines humaines […] » « J’en vis un au chef si répugnant de merde / qu’il n’apparaissait plus clerc ou laïque. “Pourquoi, cria-t-il, es-tu si avide / de me regarder moi plus que d’autres souillards ?” / “Pour ce que, dis-je, si je me souviens bien, / je t’ai déjà vu avec les cheveux secs, / tu es Alessio Interminei de Lucques : / aussi je te lorgne plus que tout autre” »… Il était sans aucun doute, pour les premiers lecteurs, d’un vif intérêt, et même plaisant, on l’imagine, de reconnaître ou de voir cités certains de leurs contemporains, des puissants pour la plupart, dont les vices étaient non seulement dénoncés mais punis dans le bagne éternel. Une façon de rétablir un semblant de justice dans les esprits, un semblant que le croyant pouvait imaginer être promesse et vérité, comme la sentence d’un jugement dernier. Pour nous, lecteurs tardifs, l’intérêt ne paraît pas moindre, qui porte à la fois sur des personnages historiques dont nous pouvons mesurer le jugement qui était fait en leur temps de leurs personnes, de leurs actions, de leurs vices, ou que nous mettrons en balance avec les jugements de l’histoire. Nous apprécierons encore que leurs comportements, leurs turpitudes connues ou cachées, sont bien semblables à ceux que nous avons découverts chez tels ou tels de nos gouvernants, qu’ils soient dictateurs sanglants ou démocrates déclarés. On appréciera aussi l’évolution des mentalités quant à des comportements que notre temps admettra sans difficulté, voire appréciera comme de notables progrès de l’esprit de tolérance… Ainsi, on ne jugera pas dignes des supplices infernaux, en France notamment, les actes de sodomie, par exemple, ni ceux de simonie qu’on tiendra pour de simples larcins n’ayant d’importance que s’ils attentent à la richesse du « patrimoine national ». Je plaisante, bien sûr, je ne puis m’en empêcher, qu’on me pardonne, c’est le prix d’une lecture à feu vif…

Une autre caractéristique très passionnante du monde infernal (il en sera de même du purgationnel et du paradisiaque) selon Dante, est qu’il présente un paysage étonnant, émouvant dois-je dire, de notre culture, avec son fondement hébraïque, puis gréco-latin et chrétien, une sorte de syncrétisme qui réunit dans les cercles infernaux, mais tout autant au-dessus et à distance de ceux-ci, les personnages de la mythologie, de l’histoire ancienne et actuelle, et ceux de la mémoire amoureuse, douloureuse (puis quelque peu oublieuse, notons-le) du poète, en la personne de Béatrice, qui mourut trop tôt pour perdre son aura aux yeux du poète. La pure figure féminine erre en sa personne sur ces Enfers, sublime consolatrice. D’autres encore, tel Brunetto Latini qui fut le maître de grammaire du poète en son jeune âge, et peut-être le lointain et premier inspirateur de sa Comédie. C’est ainsi que dans un même chant on verra rapprochés Minos, Cléopâtre, Achille, Pâris et Tristan… et encore, la chose est ici « naturelle », Phlégyas, lui aussi nautonier sur le Styx, plus loin les Érinyes, la Gorgone, Cerbère, sans parler des Guelfes et des Gibelins dont les combats et les intolérances eussent pu venir à bout de Dante… Quelques pages du Chant IV sont stupéfiantes, qui rassemblent nos premiers parents, Abel et Noé, Moïse, David, Rachel, et plus avant Horace, Ovide et Lucien, puis Électre, Hector, Énée, César, Camille, Penthésilée, le roi Latinus et sa fille Lavinie, Lucrèce… Saladin, Socrate et Platon, Démocrite, Diogène, Thalès, Anaxagore, Empédocle, Héraclite et Zénon… Dioscoride, Orphée, Tullius, Sénèque, Hippocrate, Avicène et Galien, Averroès. Quelle liste ou énumération put un jour se charger d’autant de sens ? Cette liste non seulement nous décrit, mais nous crée en quelque sorte. Ce sont-là, les non-baptisés, ceux qui appartiennent aux Limbes donc :

 

« … puis ce fut un pré de fraîche verdure.

Là étaient des gens aux yeux lents et graves,

Pleins de grande autorité en leur semblance,

Parlant rarement, d’une voix de douceur ».

 

Oui, notre culture de laquelle est issue une civilisation incroyablement prolifique, a les yeux lents et graves, et sa voix est (fut ?) de douceur. Mais l’Enfer ne connaît pas de ces clairières hospitalières, loin de là : violents, tyranniques, luxurieux, traîtres, religieux (jusqu’à des évêques et des papes) et puissants indignes, méchants de toute espèce… y paraissent tour à tour, peuplant les cercles visités les uns à la suite des autres, dans un périple en spirales successives, plus sombres les unes que les autres, sans cieux ni étoiles visibles – « Puisses-tu sortir de ces lieux obscurs, /retournant contempler les belles étoiles » –, chute éternelle dans le ravin de mort où nul ne meurt, où chacun souffre atrocement, parfois dans une sorte de magma indistinct de corps tordus par les supplices. Il arrive à Dante d’avoir compassion de ces tristes martyrisés, mais aussi de n’en éprouver aucune. Ainsi de ces violents,florentins pour la plupart, « fils de notre patrie perverse » : « … une foule qui avançait / sous la pluie enflammée de l’âpre supplice. […] Hélas, que de plaies je vis en leurs membres, neuves et anciennes, grillées par les flammes ! » (Chant XVI). Ronde et manège qu’il faut bien qualifier d’infernaux. Un mélange des lieux et des temps du monde, les mêmes fautes commises à différentes époques rassemblant en un même cul-de-basse-fosse les mêmes pécheurs : à la fin, c’est mêlée furieuse, vision fantastique où parfois les êtres de la mythologie nous semblent plus familiers que ceux de l’Italie (l’Ytaille, pour le traducteur), de l’Allemagne, de la France… Gardons un souvenir particulier de ces prélats et papes indignes, de ces devins (dont Tirésias, Calchas…), sorcières, diseurs d’aventures, … menteurs et trompeurs en somme, qui ne virent jamais rien de vrai, ici contraints de marcher le visage retourné en arrière et de verser leurs larmes sur leurs fesses. Je fus autrefois frappé de cette vision : « … je trouvai que chacun, merveilleusement / était tordu entre menton et thorax, / avant le visage tourné vers les reins ; […] les larmes coulant des yeux / allaient baigner les fesses parmi la raie ».

Les images terrestres – celles que réellement vit Dante – s’imposent ou se superposent à cet univers de démence, ainsi certaine fosse, le poète « la vi[t] d’une noirceur étonnante. De même qu’en l’arsenal des Vénitiens est mise à bouillir la poix tenace / pour calfater leurs bateaux abîmés… » (Chant XXI). Le rapport, la mise en miroir de la terre à l’enfer, de l’enfer à la terre, est plus qu’un procédé, naturel en quelque sorte, cet enfer-là étant dans le seul esprit du croyant-poète, c’est aussi le prix de la vie chrétienne dont les parapets vertueux sont sans cesse assiégés par les armées du vice. Jérôme Bosch, un bon siècle plus tard, aura de ces mêmes visions de diableries fantasmagoriques : « Par le talus de gauche ils se tournèrent ; / mais chacun d’abord avait tiré la langue / vers leur chef, en signe, entre ses dents serrée ; / et lui il avait fait de son cul trompette » (Chant XXI). Épuisant et inépuisable enfer, où Virgile guide Dante, mais aussi le réconforte, le sollicite, le protège : « … Maître, si tu ne nous caches, / toi et moi, très vite, j’ai grand effroi / des Maleserres. Nous les avons aux trousses ; / de les imaginer, je les sens déjà » (Chant XXIII). Salutaire panique à communiquer au lecteur. La foi serait-elle guidée par l’effroi ? Les damnés que l’on a ici sous les yeux, ce sont les hypocrites, contraints de marcher le visage contre terre car ils sont chargés de chapes de plomb, un supplice inventé par ce Frédéric II dont il fut question plus haut : de la terre et de l’enfer, quel est le miroir de l’autre ?

S’il est des représentations particulièrement éprouvantes des éternelles souffrances de l’enfer (je pense à ces êtres emmurés dans les glaces), celle des serpents du Chant XXIV, sans cesse dissous, sans cesse reformés est sans doute l’une des plus cruelles :

« … comme il s’embrasa et brûla, et de cendres

tout entier en s’affaissant dut devenir ;

et après qu’il fut à terre ainsi détruit,

sa poussière se rassembla d’elle-même

et reforma d’un coup le même corps ».

 

LE PURGATOIRE


Nous le savons, la mythologie chrétienne a prévu que ce « royaume intermédiaire » soit – « sera », devrais-je dire – le pays de l’attente du complet rachat des fautes (de la « dette » – Chant VIII), l’avant-paradis, territoire d’une espérance en dépit de la souffrance. Lieu de transitif, donc, au sujet duquel Jean-Charles Vegliante, tout en observant qu’il s’agit pour les âmes pécheresses, non indéfiniment captives, d’une « montée vers le bien », indique que Dante, pour nous le décrire, adopte une langue « mouvante », comme le lieu lui-même. Ici se fait jour la Comédie, et elle y prend tout son sens : « La Comédie sacrée, nous le comprenons mieux alors, c’est le dépassement du “comique” terrestre et de sa misère ». Car l’homme, oui, nous en avons claire conscience, fût-il comme aujourd’hui enlisé dans les matérialismes les plus dégradants, déchristianisé, déspiritualisé autant qu’il est possible, non inséré dans le courant d’un humanisme réfléchi, s’est plongé lui-même dans une misère qui le rend tristement comique. S’il n’est en enfer, comme nous pourrions le penser, disons que le territoire qu’il s’est taillé à sa mesure est une sorte de Purgatoire : ainsi nous éviterons de désespérer complètement.

Celui de Dante est sans doute plus vivable que le nôtre. Il est montée d’abord, vers la félicité paradisiaque, et montée constante dans une lumière de plus en plus affirmée, là où il est souhaité « que renaisse la poésie morte » (Chant Ier), projet et justification du projet poétique lui-même. Toujours en compagnie de Virgile, et sous la vigilante protection de Béatrice, c’est, depuis la mer que s’inaugure un lent déplacement vers les hauteurs, nouveau départ dans le jour naissant :

 

« L’aube l’emportait sur le temps de matines

qui s’enfuyait devant, si bien que de loin

je connus le tremblement de la mer ».

Avec le premier soleil, les âmes viendront sur la plage. L’aurore rosée d’Homère n’est sans doute pas si éloignée de l’inspiration du poète ; il s’agit d’« atteindre le mont », ultime étape, et donc de trouver la voie :

 

« Courez au mont vous dépouiller de l’écaille

qui ne vous fait pas voir Dieu manifeste » (Chant III).

 

Si l’on est dans cette obligation, c’est que « notre raison » est limitée, qu’elle n’entend pas les mystères de l’être divin, notamment celui de la « substance en trois personnes ». Au cours de cette montée, qui peut s’assimiler à une expédition lointaine, on rencontrera de ces âmes pécheresses, gravement pécheresses parfois, jusqu’à avoir été excommuniées (le roi Manfred, par exemple), des âmes privées de leur ombre qui ne se sont réconciliées que tardivement, à l’heure de leur mort… Dante imagine, et invente leur parcours vers la béatitude désirée. L’Italie, la ville de Mantoue lui arrachent encore des cris de colère (Chant VI) :

« Ah serve Ytaille, auberge de douleur,

navire sans nocher en grande tempête,

non plus dame des provinces, mais bordel ! »

 

C’est qu’en effet le mal est encore à l’œuvre, et qu’il n’est pas possible de s’en abstraire, la vallée du Purgatoire fût-elle fleurie telle un jardin. Mais parfois le paysage s’éclaire et s’enlumine (Chant VII) :

« … un sentier oblique

nous conduisit au flanc de cette vallée…

[…]

Or fin et argent, carmin et céruse,

indigo, lychnite brillante et sereine,

fraîche émeraude quand on la travaille… »

 

Claire allusion à l’art, à celui de la peinture notamment, non le Purgatoire n’est pas le lieu de l’effroi et de la peine. On comprend que non seulement la langue se fasse ici « mouvante », c’est-à-dire, je crois, variée, changeante… mais aussi l’inspiration du poète, tenu de restituer ensemble l’inquiétude et l’espérance, la hâte, l’impatience, et quelques douleurs néanmoins… On s’entretient donc aimablement de la femme en qui « combien peu dure feu d’amour », ou d’Ève et de la couleuvre qui la trompa amèrement, quoique dans le beau jardin d’Éden (Chant VIII)… On voit aussi comme cette poésie est autant à dire qu’à lire : ce même Chant VIII, par exemple, s’ouvre, dans les deux langues, sur des vers d’une parfaite beauté :

 

« Era già l’ora che volge il disio

Ai navicanti e ‘ntenerisce il core

Lo di c’han detto ai dolci amici addio… »

 

« C’était déjà l’heure où reploient leur désir

les navigants, et leur cœur s’attendrit

vers le jour de leurs adieux aux doux amis… »

 

Le Paradis n’est plus si loin, le lecteur le pressent. Il lui suffira de traverser les sept plates-formes du Purgatoire. Mais, chrétiens encore un effort ! – Dante s’encourage et encourage ses frères, à sa façon, certes un peu rude :

 

« Oh chrétiens superbes, chétifs misérables,

vous qui, infirmes de la vue de l’esprit,

avez confiance en des pas reculants,

ne savez-vous pas que nous sommes des vers

nés pour former le papillon angélique

qui volera sans écrans vers la justice ? »

Il faut donc aux chrétiens abandonner leurs ultimes illusions : orgueils et vanités, vanités liées à la « renommée terrestre » (quelques brèves scènes dignes de l’enfer précédent constituent-elles des rappels à l’ordre ?), la détestable envie qui parfois porte à se réjouir des malheurs d’autrui, les égoïsmes, la cupidité (Chant XX), la colère méchante conseillère qui « [replonge] / l’esprit dans les seules choses de la terre », dans les ténèbres et la confuse fumée par conséquent… toujours le pécheur devra se reprendre, se replacer dans le chemin de la montée (qui ne voit ici encore une claire image de l’ancien catéchisme ?), se défier de l’amour, lame à double tranchant, « semence de vertu » ou de déchéance (Chant XVII)…

La femme, enfin, propose à l’âme (masculine, on le suppose !) d’autres illusions : c’est qu’elle est in-forme, ou qu’elle peut prendre tant de forme diverses, cette « sirène » qu’Ulysse et ses compagnons eurent à affronter (Chant XIX), mais peut-être aussi Adam… Dante lui-même avouera n’être à l’abri d’aucune de ces illusions – n’oublions pas qu’il n’est ici qu’en visite, qu’il a les deux pieds sur terre encore), illusions qui sont aussi des fautes si l’on y souscrit, et Béatrice se chargera un peu plus tard de le lui rappeler. Le Stace (Stace), poète de La Thébaïde, se joindra pour un temps à Dante et Virgile. C’est le cortège de la Poésie qui s’avance, en pleine lumière lui aussi. Une échelle des valeurs dans l’art est suggérée. L’art, et l’artiste que légitime le nom de chrétien :

 

« Par toi poète je fus, par toi, chrétien… » (Chant XXII)

 

Non, le Purgatoire n’est pas le lieu de l’absolu désagrément. Le moindre poète d’aujourd’hui, moi le premier, s’y estimerait en bonne compagnie. Dante tenterait de l’y éclairer sur la nature des ombres (Chant XXV), et, en dépit du mystère de la chose, son intelligence s’ouvrant par la magie du lieu, peut-être parviendrait-il à la comprendre. Il lui faudrait dire adieu à Virgile, dont la mission s’achèverait, et lui obéir sans se faire prier :

 

« Ici je t’ai haussé par art et science ;

prends en guide dorénavant ton plaisir :

te voilà hors des raides voies, des étroites » (Chant XXVII).

 

La Paradis est proche maintenant ! La grande fable chrétienne, dirais-je, si la Mère Michel, toujours fidèle conseillère, ne me demandait de conserver le ton et l’esprit de sérieux qui conviennent à ces choses. Nous y arrivons. Béatrice, en gloire, parmi les anges s’approche sur un char glorieux, nous disant que la mécanique céleste n’est pas le Tout de tout quand il faut encore parvenir à la compréhension des fins et des grâces divines dans la continuelle pratique des vertus :

 

« Ce n’est pas l’œuvre seule des grandes roues

qui dirigent chaque germe vers ses fins

selon que les planètes l’accompagnent,

mais aussi du don de grâces divines,

tombant en larges pluies de vapeurs si hautes… » (Chant XXX).

 

LE PARADIS


Avec notre traducteur, plus que jamais en cet instant où doit s’effectuer le pas décisif des lieux de la circonstance et du transitoire à ceux de l’absolue nécessité du divin, il nous faut aller vers la Beauté déclarée, voulue par un poète d’exception, présente autant dans le nouveau monde qu’il décrit que dans la lumière dont il l’éclaire, laquelle touche à l’indicible. Reprenons l’entrée en matière (terme bien mal venu pour une pure immatérialité) de Jean-Charles Vegliante : « La promesse juvénile de Dante, “dire d’elle (5) ce qui jamais ne fut dit d’aucune” (fin de la Vita nova), va recevoir son couronnement poétique (son hyperbole) et se trouver dépassée par l’écriture même de ce passage à l’ineffable, à la pure image-lumière divine… ». L’« ineffable », en effet, devant lequel il faut se faire modeste et discret si l’on n’est pas théologien, si l’on ne se reconnaît aucune des aptitudes nécessaires à tenter ces hauteurs, si l’on veut, surtout, que chaque lecteur reste absolument libre dans cet espace si ancien qu’il en devient d’une nouveauté entière. Le Paradis, ce lieu que l’on dira extérieur autant qu’intérieur, faute de pouvoir mieux exprimer la chose, appartient à chacun selon sa disposition d’esprit, sa croyance ou non. Dante lui-même, fût-ce à travers Béatrice, en l’espèce « ne saurait figurer ». On verra donc, dans le Paradis, l’acmé de la croyance, la raison ultime de la foi (pour autant que cet assemblage de mots ait le moindre sens) ou, au contraire, l’océan fabuleux du christianisme, la grande Aporie de sa fable. N’en décidons pas. Par ailleurs, la poésie et le Poème demeurent, dans leur « fonction testimoniale [qui] touche de près au mysticisme sans s’y abîmer ». Et Dante, au moins, se tenait dans l’armure de sa foi, légitime à aller « au fondement d’un chant divin ou “théodie” de célébration… » Il tente de nous faire partager l’énigme et sa beauté – je tente ici, avec maladresse, de traduire notre traducteur –, et mieux vaut, il me semble, l’accueillir et « laisser en suspens notre jugement de rationalistes désabusés, en ce début de troisième millénaire ». « … une façon pour nous de laisser la langue nous combler ». Qu’elle nous comble donc, brièvement, et que ceux qui y prendront plaisir soient libres d’y revenir :

 

« … Toi-même rends grossière

ta vision en supposant mal, et ne vois

pas ce qui différemment t’apparaîtrait » (Chant Ier. Béatrice à Dante).

« S’il y a violence où celui qui subit

ne cède en rien à celui qui le contraint,

ces âmes n’eurent pas entière excuse :

car volonté, si elle ne le veut,

ne s’éteint pas mais fait comme feu en nature,

quand mille fois par la force on le tordrait » (Chant IV).

 

L’apparente leçon morale me paraît aller au-delà de la seule morale, et nous intéresser pour ce temps où nous vivons.

 

« Béatrice me regarda, les yeux pleins

d’étincelles d’amour, des yeux si divins

que mes facultés vaincues renoncèrent,

et je baissai les yeux comme perdu » (Chant IV).

 

« Soyez, Chrétiens, à vous mouvoir plus pesés ;

ne soyez pas comme plume au moindre vent,

et ne croyez pas que chaque eau vous lave » (Chant V).

 

« Élève donc, lecteur, vers les hautes roues

avec moi ton regard […]

et là commence à te perdre dans l’art

de ce maître qui en soi aime son œuvre

à tel point qu’il n’en ôte jamais sa vue » (Chant X).

 

« Là, on ne chanta ni Bacchus ni Péan,

mais trois personnes dans l’essence divine,

et en une personne, elle et l’humaine » (Chant XIII).

 

« Aussi ma dame : “Exhale la bouffée chaude

de ton désir, me dit-elle, et qu’elle sorte

portant fidèlement l’empreinte interne :

non pour accroître notre connaissance

de tes paroles, mais pour t’accoutumer

à dire ta soif, afin que l’on te verse” » (Chant XVII).

 

« Puis j’entendis : “Celui qui traça l’orbe

extrême du monde, et qui de son compas

distingua tant d’occulte et de manifeste,

ne put de sa valeur empreindre si bien

tout l’univers, que son verbe infiniment

ne restât au-dessus de son créé” » (Chant XIX).

 

« J’étais comme celui qui ressent des traces

d’une vision oubliée, et qui s’emploie

en vain à la ramener en mémoire…

[…]

… à figurer le paradis,

il faut au poème sacré faire un saut,

comme qui trouve son chemin coupé » (Chant XXIII).

 

L’éclatante vision de Dieu visitera le poète enfin. Ce sera aux derniers Chants. Béatrice et Bernard de Clairvaux emmènent Dante jusqu’à la vision de Dieu, qui est Tout, dans un seul point aveuglant de l’espace et du temps. Seul le poète est en droit et capable de dire Dieu et sa création. Mais le peut-il ?

 

« Depuis ce moment, ce que je vis dépasse

le pouvoir des mots, qui cède à telle vue,

et à tant d’excès cède la mémoire » (Chant XXXIII).

 

Il implore, à la fin, pour acquérir ce pouvoir, qui ne lui sera délivré que dans l’accord parfait avec l’univers créé, selon la loi d’amour :

 

« et fais que ma langue soit assez puissante

pour qu’une seule étincelle de ta gloire

puisse être laissée à la future gent… »

[…]

« Ici défaillit la sublimée vue ;

mais déjà menait mon désir et vouloir,

comme est régulièrement mue une roue,

l’amour qui meut le soleil et les étoiles » (Chant XXXIII).

 

Michel Host

Le 3/I/2013

 

(1) Dante naquit à Florence en 1265.

(2) Ville des hérésiarques aussi : « Déjà clairement ses mosquées / se distinguent là au fond de la vallée… » (Chant VIII).

(3) M. Le Chevalier Artaud de Montor fit publier, dans les années 1870, sa traduction du Poème, chezFirmin-Didot & Cie : « La divine comédie de Dante Alighieri, traduite en français ». Mon exemplaire n’est pas daté, mais, outre que cette traduction a ses mérites toujours appréciables, elle fournit, en notes, un grand nombre de précieuses et utiles explications. Pour être complet, je tiens à signaler qu’on trouvera cet ouvrage dans les librairies bien connues des internautes, parfois privé de sa couverture, parfois en très bon état.

(4) Le terme, souvent utilisé mais non expliqué, ne figurant dans aucun de mes dictionnaires, semble apparenté à la bauge, au fossé, voire au cul-de-basse-fosse.

(5) De l’Aimée, de Béatrice. Elle convaincra Dante de dépasser les apparences d’une beauté qu’elle figure pour une grande part à ses yeux, puis le conduira vers la contemplation de la plus pure et éclatante beauté de Dieu. C’est l’un des thèmes à la fois discret et récurrent du poème, l’un des plus émouvants aus

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005