La marchande d’oublies, Pierre Jourde (par Philippe Chauché)
La marchande d’oublies – Pierre Jourde – Gallimard – 25 euros – 656 p. - 2025

« La lune a fait son apparition entre les nuages, enveloppée de vapeurs changeantes, pleine et rouge, gonflée de sang, gibbeuse, soufflée de cicatrices comme un organe malade. Personne d’autre que moi ne levait les yeux vers elle. Enfant, la lune qui se levait m’attirait à la fenêtre, je savais qu’elle serait là, elle m’avait appelé silencieusement. »
Les voyages physiques et mentaux forment le roman, comme ils forment la jeunesse, et les oublies ces petits gaufres en forme de cornet forment et hantent ce roman, ces charmantes douceurs qui fondent dans la bouche : l’oublie fait plaisir et fait mourir, lit-on dans cet étourdissant roman ; ces oublies à l’image de la madeleine de La Recherche, mettent en lumière ce que l’on pourrait appeler le miracle de la fiction romanesque. La marchande d’oublies est une œuvre éblouissante, foisonnante, au verbe altier, qui s’appuie sur deux personnages, un frère et une sœur, Alastair et Thalia, d’une famille de clowns anglais, friande de spectacles macabres, une famille du cirque, avec ses jalousies, et ses rancœurs.
Les Helquin, c’est leur nom, jouent avec le feu et les spectateurs, et inévitablement vont se brûler les ailes et les âmes. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, siècle du cirque Barnum, où s’affichent des bizarreries de la nature, des monstres humains tout aussi terrifiants qu’ils sont populaires. La famille Helquin qui s’appuyait sur la beauté de Thalia, va la perdre, elle fuit aux bras de Charles, médecin aliéniste, amoureux et fantaisiste. Ils vivront une histoire d’amour et d’érotisme dans une maison, havre de paix inspiré, avant que le cirque ne les rattrape. Le roman s’articule et s’étire, avec toute la souplesse d’un acrobate, autour de ces histoires d’amour, de passions, entre le mystérieux Charles et l’éblouissante Thalia, comme un théâtre où les corps posent, avant qu’ils ne se livrent, jeux de l’amour et du roman ; mais aussi et c’est l’un des moteurs du roman entre le frère et la sœur ; roman de confidences, d’aveux, et de rêves, roman de cure pour Alastair.
« Voyez-vous, docteur, disaient les voix multiples de l’ombre, qui passaient sans prélude de l’emphatique au gargouillis, du chuchotement confidentiel au charabia du clown, de l’accent anglais au français académique, j’avais changé, surtout physiquement, je m’étais complètement transformé au début de mon adolescence, tel un insecte qui s’extrait de la nymphe. »
La marchande d’oublies est un roman d’envergure aux voix multiples, il déploie son histoire comme une grand-voile, offrant l’ampleur de son histoire au souffle du vent littéraire. La marchande d’oublies, prouve s’il en était besoin, que la composition lorsqu’elle est ainsi à l’œuvre dévoile un grand roman. Pierre Jourde tient fermement le fil tressé de son histoire, des histoires qui constituent son roman, et sa réussite éblouissante tient à la fois à l’incroyable maîtrise des récits romanesques qui se croisent et s’entrecroisent, et à la fidélité à ses personnages, qui deviennent des figures d’éblouissement littéraire. La marchande d’oublies, est un roman tissé de fils d’or, qui nous éblouit et nous trouble par sa fureur, en déroulant la vie de ses personnages, leurs confidences et leurs obsessions. Les grands romans nous ouvrent à un monde composite et unique, Pierre Jourde est un créateur d’univers, à la manière des clowns, il suffit d’une phrase, d’une histoire pour qu’en une seconde, elle s’incarne. Croire au roman, c’est croire en ses personnages, les porter très haut, avec leurs pensées et leurs actes, lumineux ou rugueux, admirables ou condamnables, c’est croire, comme au cirque, que ces histoires s’incarnent. Cela demande, de posséder cet art de la construction romanesque, qui apparaît ici, à chaque chapitre du livre, comme une évidence, la beauté d’un livre est toujours une évidence. Les grands romans possèdent aussi les secrets de la fascination, et ceux de La marchande d’oublies résonneront longtemps dans notre mémoire de lecteur, qui a gagné en souplesse et en fantaisie.
Philippe Chauché
Pierre Jourde est notamment l’auteur de On achève bien la culture (Léo Scheer), La Tyrannie vertueuse (Le Cherche midi), Géographie intérieure (Grasset), La Littérature sans estomac (L’Esprit des péninsules – Prix de la critique de l’Académie française).
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