La Ligne d’ombre, Marie Alloy (par Didier Ayres)
La Ligne d’ombre, Marie Alloy, éditions Al Manar, juin 2024, 116 pages, 20 €
Écrire, voir ; voir, écrire
L’intérêt primordial à mon sens de ce recueil que publie Marie Alloy chez Al Manar, c’est la confrontation de l’écrivaine avec son autre talent, la peinture. L’on y voit d’ailleurs une rencontre avec la saison hivernale, à la fois dans les aquarelles qui illustrent l’ouvrage, et dans la prosodie même, combinaison savamment agencée de la peintre et éditrice du Silence qui roule (une autre corde à son arc). J’ai dit l’hiver en pesant mes mots, car pour moi c’est la saison du poème (comme l’été est celle d’Yves Bonnefoy). La nature se dépouille, les eaux s’immobilisent dans la glace, les chemins sont éclairés par des lumières froides et parfois rasantes. Tout y est poudreux, au contraire de l’été où tout rayonne. J’aime ce sentiment minéral, cette sorte de pureté presque pérenne de la neige dans sa brièveté violente. J’ai retrouvé cela dans La Ligne d’ombre.
La peintre, ici encore, raréfie les signes visuels, les donne à voir dans des images qui confinent au silence, avec sans doute la volonté de rester très elliptique et retenue. Par exemple, j’ai apprécié Le Feu d’ombres, travail de la flamme luttant contre la glace, aquarelle oxymorique qui dit un état de l’être, sa confrontation avec les éléments les plus stricts et les plus tenaces de l’âme humaine.
Le livre sonne juste, grâce à l’équilibre des épithètes, l’équilibre des froids et des chauds, l’équilibre des strophes, l’équilibre de la nomination, l’équilibre des lavis, taches aqueuses souvent dans les bleus, des rehauts de rouge ou de jaune dans une simplicité d’évocation. Bien sûr, il y a quelque chose de morbide dans l’hiver – saison dure pour les passereaux, saison animée de journées courtes imbriquées dans une longue nuit qui pourrait faire penser à la mort. Et c’est bien le cas ici, représentation qui enrichit l’imaginaire de la saison froide. Le souvenir, la mort sont proches, se côtoient.
Pour aller un peu plus loin, je dirais que nous sommes dans le matin, la faim, les cycles, la lumière, le deuil, idées constituant une poésie simple d’apparence quand le sous-texte dénote d’une inquiétude profonde de l’être, de l’ontologie de l’être. Et là encore, je vois l’action de la peintre, pour ce qui est des couleurs noires des branches hivernales, d’un carré de ciel blanc, de bouquets de racines ocres, ou vivant du silence transparent des ombres, tons des feuillages argentés, couleur carbonisée de petites bûches qui servent au feu de bois. L’œil est ainsi l’organe principal de cette déambulation presque solitaire. Sachant que l’œil est matière, et la vision, une activité souveraine.
Couleur sur couleur tout recommence
toile après toile poème après poème
la couleur remonte à la source
le temps à sa flamme
Ou
Rester là avec les forces profondes
dans l’émerveillement de la peinture
notre jardin d’enfance
Importance de ce fait de la lumière qui s’acquitte de la double tâche d’un élément matériel (onde et corpuscules), mais aussi spirituel (Fiat lux).
Fin suaire l’hiver
commence à tisser ses voiles
L’absence délivre la parole
d’une voix sans personne
J’avais faim
je n’étais qu’une ébauche
J’étais l’absente du dessin
la blessure innocente
dans la doublure du monde
Et pour conclure, je renverrai le lecteur vers les tableaux de Joan Mitchell, peut-être plus que d’Eugène Leroy, et vers les poèmes d’Aurélie Nemours.
Didier Ayres
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