La Légende de Bruno et Adèle, Amir Gutfreund
La Légende de Bruno et Adèle, novembre 2017, trad. hébreu Katherine Werchowski, 286 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Amir Gutfreund Edition: Gallimard
Lorsque l’on recense des livres, il vaut mieux réfléchir avant de laisser sa plume écrire le mot chef-d’œuvre, tant il est galvaudé : à en croire la réclame, en effet, les maisons d’édition ne publient rien d’autre, surtout l’automne venu. En l’occurrence, cependant, le terme chef-d’œuvre est justifié. Même si La Légende de Bruno et Adèle ne ressemble pas à un titre de roman policier, c’en est un, extraordinaire et d’un niveau de tension comparable, par exemple, au Silence des agneaux.
Amir Gutfreund est mort à l’âge de cinquante-deux ans, le 27 novembre 2015, en corrigeant les épreuves de son ultime roman. Formé aux mathématiques, il travaillait pour l’armée de l’air. La télévision avait fait appel à lui, comme co-scénariste de la remarquable série Otages (Bnei Aruva), aux côtes du scénariste principal, Gal Zaid (par ailleurs acteur dans une autre grande série, Hatufim – noter que ces deux séries israéliennes firent l’objet de médiocres adaptations américaines). C’est dire que nous sommes en présence d’un écrivain qui connaît son métier et qui sait construire une intrigue.
Un tueur en série parcourt Tel-Aviv : une belle jeune femme, un touriste belge et une dame âgée sont retrouvés morts, respectivement dans un bâtiment désaffecté, une chambre d’hôtel et à son domicile. Les deux premières victimes ont des liens de parenté, mais pas la troisième. Le mode d’assassinat varie d’un cas à l’autre. Deux points communs permettent toutefois de relier ces différents meurtres entre eux : à chaque fois, on retrouve sur le lieu d’un crime une arme à feu d’un modèle ancien et, soigneusement peinte au pochoir sur un mur, une phrase énigmatique, qui n’a rien à voir avec une revendication. Chargé de l’enquête, le commissaire divisionnaire Yona Merlin n’est pas, comme son collègue romanesque Michaël Ohayon, un universitaire doté d’une bonne culture littéraire. Yona Merlin n’est pas tout à fait ce qu’on peut appeler un anti-héros, un « mauvais flic », mais, à coup sûr, il n’est ni Maigret, ni Hercule Poirot, ni même Colombo. Il travaille avec deux autres policiers notoirement connus pour mépriser le travail d’équipe et placés là par un responsable des ressources humaines excédé. Merlin et son « équipe », si on peut employer ce mot pour désigner l’association de trois individualistes irréductibles, auront besoin d’une lycéenne de dix-sept ans, intelligente et délurée, présente par hasard sur le lieu du deuxième meurtre, pour leur apprendre que ces phrases au pochoir sont en réalité des citations, tirées des œuvres d’un écrivain juif abattu par les Allemands en 1942, Bruno Schulz. Celui-ci n’est pas une invention romanesque. Il a bel et bien existé, a été traduit en français (Adèle est un de ses personnages) et fut un des écrivains favoris d’Amir Gutfreund. On l’a comparé à Kafka, ce qui n’est pas un mince hommage. Et les meurtres, là-dedans ? S’agirait-il de venger l’assassinat de Bruno Schulz, soixante-dix ans après les faits ? Une course contre la montre et contre le tueur (ou les tueurs) s’engage dans Tel-Aviv, avec une météorologie digne de Blade Runner. Car la clef du mystère est bel et bien dans le passé, celui des victimes, celui d’Israël et même celui de l’humanité. Quel fut, après tout, le mobile du premier meurtre de l’Histoire, celui d’Abel, perpétré par son propre frère ? Pourquoi Dieu, au mépris de toute logique humaine (on pressent le problème au moment où l’on écrit cet adjectif) a-t-il rejeté l’offrande agricole de Caïn et accepté celle d’Abel, fondée sur le sacrifice d’animaux innocents ? Et pourquoi le cultivateur se transforma-t-il en meurtrier ?
La Légende de Bruno et Adèle obéit à une construction d’une remarquable efficacité. L’alternance des points de vue (narration à la première personne, suivant les différents personnages, ou à la troisième personne), des modes d’énonciation (discours direct, indirect, monologue intérieur) obligent le lecteur à une vigilance sans défaut. Comme dans le récit biblique, on sait vite qui commet les crimes. La question est de savoir pourquoi – et pourquoi décorer chaque meurtre d’une citation d’un écrivain assassiné ? Le roman s’achève lors d’un déluge, comme si Dieu, à bout de patience, se repentait une fois encore d’avoir créé l’humanité.
Gilles Banderier
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