Là, inaltérant, Jacques Guigou (par Marc Wetzel)
Là, inaltérant, Jacques Guigou, l'Harmattan, février 2025, 64 pages, 10 €

"Parti de nuit
visage vent du large
le pélerin de l'inaltérant
trouve son viatique
dans chaque coquille" (p.46)
La recherche de l'inaltérable est un sentiment plutôt religieux (car quelque chose d'immuable nous semble avoir plus de chances de nous sauver une fois pour toutes), mais ce sentiment est étranger à l'auteur : notre "pélerin" est athée.
Certes, lui aussi, comme tout homme qui se sait vieillir, craint l'altération (comme dégradation de la santé, bien sûr, mais aussi comme changement d'humeur, perte de vitalité, distorsion de fidélité ou d'authenticité), mais il sait que l'altérabilité n'est pas qu'affaiblissement, elle est aussi promesse de changement, modification souhaitable, chance de ne plus en rester là : il n'y aurait pas de prochaine réalité sans altération de l'actuelle. Mais l'altérant étant toujours déséquilibre subi, la découverte de l'inaltérant est salutaire aubaine quand la ruine menace, ou la métamorphose tourne en mue fatale.
Le titre de ce recueil ne dit pourtant pas : l'inaltérant est là, courons-y (ou prions-le), mais plutôt : trouvons là, où que nous en soyons, (où nous sommes, même si c'est par hasard ou malencontreusement) ce qui ne détraquera ni ne travestira enfin plus ce qu'il y a à vivre. "Là, inaltérant" veut donc dire : un salutaire de rencontre (toujours et seulement de rencontre !!), voilà - sans compromission ni contrefaçon - ce que notre progression cherche à fixer ! Mais c'est ici la progression même des choses, leur avancée militante et valeureuse (comme les rochers aux passages des marées, le sable à ceux du vent, le phare de la jetée à ceux des vagues), qui est source et modèle de la nôtre. C'est elle dont nous pouvons apprendre comment, dans ses indéfinies modifications (et même grâce à elles !) la réalité sait réapparaître, redevenir elle-même, déjouer sa propre érosion, entrer dans les rythmes qui l'harmonisent, s'appartenir toujours mieux et autrement, guérir de son âge :
"Jusque dans ses rythmes
les plus déjouant
la mer annonce maintenant
cette agonie du temps
qui précède le poème" (p.16)
Comment guérir de son âge ? En ne l'ayant plus. Comment le perdre ? En faisant disparaître ce qui s'est joué dans le temps. Comme des "mères" normalement "mises à mal", les sources taries oublient la poussée qu'elles eurent, l'eau qu'elles furent : il faut que le cours du monde change de sources, et que l'organigramme du réel se greffe sans cesse ailleurs, que le temps mort lui-même s'écoule (comme une peau morte se desquame et s'envole). Par quel prodigieux mais accessible moyen ? La parole poétique, simplement. Trois strophes pour le dire :
"Sans âge
cette partition
entée
au tamaris de la jetée " (p.23)
"L'indécidable couleur du sable
contrarie le regard
et révulse la voix
dans le goulet du port
s'écoule du temps mort" (p. 42)
"Dès la première aube
malgré le cours du monde
et
les mères mises à mal
immuable
l'appel des mouettes parolières" (p.24)
Notre "pélerin" du pur devenir, ainsi, disait la première citation, est "parti de nuit" (il a pris un chemin qu'il n'a pu "reconnaître", car aucun jour ne le lui aura d'abord montré), "trouve son viatique" partout (fait de n'importe quelle étape le relais significatif, le signe suffisamment dynamique de ce qui le détermine), et enfin, par cette si étrange expression "visage vent du large", comprend à la fois qu'on ne peut promettre ou espérer une physionomie donnée au vent - qui la dissiperait aussitôt ! - mais que le "large" est le vrai et suffisant visage du vent, que c'est de loin et de partout, et du tout en devenir lui-même, que viennent tous les changements, si bien qu'à l'heure des interactions parfaites, des sortes de coïncidences créatrices que la parole d'un poète observe et note, il n'y a plus de distorsion temporelle (le monde est comme à l'heure, toujours, de sa propre réalité, et la réalité est ce qui sait, partout, se produire elle-même), dans la mesure où l'armée d'élans qu'est le monde est par nature (même si ce n'est toujours que localement, car comment aurait-on lieu non-localement ?) contemporaine d'elle-même :
"brèche dans la durée
ici surgit
l'instant révéleur
où mer et sable
coïncident" (p.57)
Vieillissant, l'émotion s'émousse, la passion s'égare ou se perd, mais le sentiment continue de s'offrir, et même, disparaît de moins en moins : le sentiment de nostalgie s'accroît avec l'éloignement du perdu, le sentiment de rancune s'intensifie avec l'impunité croissante de ce qui a blessé ou humilié, le sentiment de tendresse est un vertige proportionnel à l'abîme même, se creusant, du désir amoureux, la gratitude se renforce de la mort même du bienfaiteur, puisque ce qu'on lui doit lui survit, par contraste, d'autant plus nettement. Ce dont l'âme s'évalue partie prenante ou s'estime exclue engage d'autant la valeur de ce qu'elle éprouve. Affinités ou discordances fixent et raffinent ce dont la conscience se sent fondée ou déracinée, comme on voit dans la fidélité ou l'amertume. La singulière et précieuse parole de Jacques Guigou semble ainsi témoigner du sentiment que l'Univers a de son propre cours, comme si elle savait évoquer la disponibilité (à la fois gaie et inconsolable) que celui-ci a à l'égard de ses propres mutations. Comme le chien de meute (mais lui, agressivement) "lève" le gibier qu'il traque, la parole qui chante la lutte intestine du monde "lève" (mais elle, sublimement) le secret qu'elle y surprend :
"Jusqu'à présent protégé
le secret de l'instant
s'offre maintenant
à l'élévation du vent" (p.52)
Le temps poétique, qui sait exposer le secret de ce qui passe, s'y abrite. Et le vent du sens saura bien s'y lever tout seul, et assez : ici, chez ce poète ardent et lucide, la présence est son suffisant "espoir"
"Au premier pas du jour
mer et lumière sont là
le vent n'est pas levé
midi apportera Mistral
racines mises à nu
par les orages
tamaris eucalyptus
s'unissent contre l'assaut" (p.59)
Marc Wetzel
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Sociologue, poète, essayiste, Jacques Guigou (né en 1941) est l’auteur de nombreux écrits : chant du monde pour la poésie et critique de la globalisation du monde pour la politique. Cofondateur de la revue Temps critiques, il dirige les Éditions L’Impliqué.
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