La Huitième Reine, Bina Shah
La Huitième Reine, février 2016, trad. anglais (Pakistan) Christine Le Bœuf, 347 pages, 23 €
Ecrivain(s): Bina Shah Edition: Actes Sud
Triptyque parfaitement équilibré entre l’Histoire – celle du Sindh, cette grande province au sud du Pakistan Oriental – l’Actualité contemporaine ; la fin de l’année 2007, qui, là-bas éclatera avec l’attentat meurtrier contre Benazir Bhutto, la huitième reine des légendes – et le roman, bien ancré dans le réel de la société et des mentalités Pakistanaises, autour du récit d’Ali, le héros, et les siens. Voilà un roman-récit-Histoire, qui aboutit à un voyage dépaysant, informatif, et magnifique de justesse d’écriture. Le lire, aujourd’hui, dans notre Europe menacée, massacrée, prenant encore une autre acuité, en liant davantage le lecteur à sa lecture.
Ali est entre plusieurs mondes, comme beaucoup en des pays semblables ; constant dédoublement, menaçant basculement : Karachi, où il est journaliste-TV officielle ; l’Occident américain, où il voudrait partir étudier (utiles pages vous donnant la procédure et les obstacles de la chose), et son Sindh, ses particularismes y compris sa langue, ses légendes auréolées de Saints Soufis combattant les tyrans, un tissu sociétal venu du plus loin de l’Histoire, arc-bouté sur des féodaux pour lesquels les liens d’homme à homme perdurent ici et maintenant.
Une modernité féroce au visage corrompu et vénal, ces dernières décennies ; des usages militaires à faciès dictatoriaux – l’ombre portée sur le récit de Pervez Musharraf, et plus encore celle du général Zia, l’assassin du père de Benazir, sont glaçantes. Et puis bien entendu, de ligne en ligne, comme une histoire dans l’histoire, le fleuve Islam, presque aussi palpable que l’Indus, sa place, ses dérives, ses face à face avec l’ennemi héréditaire Hindouiste, les Talibans voisins en suspens au-dessus du pays, Al-Qaïda déjà en embuscade… Un pays « instable », comme titrent les journaux occidentaux, où il faut pourtant vivre, et durer.
Remarquable agencement du récit, que celui orchestré par Bina Shah, dont la formation double, journalistique et écrivain de fictions, permet la réussite qu’on lit, sans ennui, ni rupture de rythme. Comme on imagine certains gâteaux de là-bas ; pyramide en pièce montée : une couche de légendes ou d’Histoire ancienne (du Xème siècle à l’occupation britannique en passant par le temps des Rajas de la grande voisine indienne toujours menaçante), glissées ça et là entre les couches de l’actualité la plus contemporaine ; le récit et la vie d’Ali, sa famille, ses copains, ses amours, entre le premier attentat contre la grande Benazir, octobre 2007, et celui, en décembre, qui la tuera. Très efficace dans le mécanisme de l’écriture, et le suspense pour le lecteur, que cet enchevêtrement Histoire là-haut, et vie de tous les jours. Très utilisé, certes, en littérature, mais particulièrement efficient ici. Car contrairement à tant de livres qui utilisent – vague fond d’écran – les Évènements historiques pour cadre de l’action et des ressentis de leurs héros, ici les rôles sont distribués différemment ; Ali est le héros, mais Benazir l’est bien autant. On pense à ces scènes de théâtre de rue, justement dans le sous-continent indien, où l’on sort l’une après l’autre, et non l’une derrière l’autre, chaque séquence et ses héros. Tous sont acteurs à part entière, de même qu’il serait difficile de dire quelle partie de l’Histoire Pakistanaise est la plus éclairée, tant tout se tient dans cette narration, qui au bout trace la genèse sur quelques mois de la mort de Bhutto, et bien plus de la dérive d’un pays, de ses échos à venir partout dans le monde ; géopolitique d’une netteté surprenante, qu’on emmène avec nous, pendant qu’on lit, et qui serre constamment le cœur, en prescience noire.
Ali, très attachant, est un personnage-image/facettes, qui porte avec force et nous restitue à nous, lecteurs occidentaux, mais aux lecteurs orientaux bien autant, la psychologie du pays lui-même. Il est ce là-bas, et aussi, notre ici ; notre regard et leur vécu. Ali est un interface.
Il incarne le vécu quotidien difficile, dans un pays mutant, peut-être en entre-deux, encore largement dépendant des irrigations de l’Histoire, des ressentiments confits de la colonisation, des blessures encore tellement à vif de la Partition. Il porte une vie de Musulman, dont la jeunesse voudrait alléger le poids, dans son tous-les-jours, des usages ancestraux qui ligotent la liberté – ainsi, de la difficulté d’épouser une fille de religion Hindouiste. Son visage, ses chagrins sont ceux de ce pays qui se voudrait moderne, mais au-delà de simples ordinateurs fasciné par les « modèles » occidentaux, comme celui des Universités américaines, ou les réussites économiques de l’empilement des biens matériels de Dubaï. Enfin, il est gros d’un pays, qui rêve – durement, et constamment, de démocratie. Or, là où le constat semblerait sans appel ; des rêves véhiculés par la dynastie Bhutto – Parti de Promesses au peuple, pourrait-on dire – à leurs larges faiblesses, qu’on pourrait légitimement nommer trahisons et instrumentalisation ; le « retour » sur son sol, de Benazir, son courage, sa détermination, son panache de reine, incarné par le guépard de la couverture du livre d’Actes Sud, la marche à son martyr, aussi, change complètement la donne. Ali – axe parfaitement parallèle, après doutes et non adhésion en légion – se « mit à marcher, puis à courir, jusqu’à se trouver à côté de son véhicule. Debout, au-dessus de lui, très haut, elle souriait et agitait les mains… de tous les habitants de la terre en ce moment, il savait, en s’avançant pour tendre la main vers la sienne qu’elle était la seule personne au monde qui comprendrait vraiment ».
« J’appelle ma patrie à se lever pour l’avenir du Pakistan… je n’ai pas peur, nous ne pouvons pas avoir peur… » venait de dire Benazir, alors que le soir tombait, à Karachi, Rawalpindi, ce 27 décembre 2007.
Martine L Petauton
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