La Guerre des chambres dans ma maison, Hans Thill (par Didier Ayres)
La Guerre des chambres dans ma maison, Hans Thill, trad. allemand Habib Tengour, préf. Jean Portante, éd. APIC, coll. Poèmes du monde, 156 p., 2022

Poésie composite
Il y a des mystères que l’on traverse sans le savoir. Il y a des énigmes qui trouvent réponse. Entre ces deux états se tient la ligne poétique de Hans Thill. L’on y est à la fois saisi par la force du langage, son secret, sa profondeur, et une inquiétante étrangeté. Le monde décrit procède, pour le lecteur francophone, par fragments, touchant à l’étrange. Oui, par une espèce de baptême de la signification. Une matière « noire » du langage.
Malgré tout, même cette sorte de sfumato des signes ne perd pas le lecteur qui voit un travail quand même concentré sur la ville, qui ne traite pas comme souvent en poésie, des notions communes de descriptions bucoliques. Et même si la forêt a son importance par exemple, la focale du recueil c’est la cité, le monde urbain avec sa richesse, son étrangèreté.
Je viens d’utiliser un néologisme, terme que j’avais inventé avec le directeur de ma thèse de doctorat (s’appliquant au théâtre de Bernard-Marie Koltès). C’est un mot ample, qui veut distinguer ensemble comment l’étrange, l’étranger et l’étrangeté dessinent un univers de coupure entre la réalité et les personnages des pièces que j’étudiais. Je crois qu’il s’applique ici aussi de façon magistrale, surtout pour ce texte venu depuis l’Allemand. Cette poésie est sujette à une telle tension intérieure, à la fois sonnant étrangement aux oreilles francophones, venue d’un monde étranger, et qui confine nettement à cet Unheimlich décrit par Freud (peut-être poursuivi par le terme allemand de distanciation brechtienne ?).
Je regarde juillet comme un vieil
Ami de la dynastie des demi-lunes,
un visage sale, je regarde
en avril jusqu’aux voies ferrées
de Glogau
Il reste que cette poésie est belle, difficile pour l’accès critique, tant le poème fait corps avec la vérité profonde de l’auteur. Tout confine à ce que la compréhension du texte se fasse avec un effort puissant, et ce faisant, à prêter une attention soutenue aux développements des vers et des strophes, tout cela pour aboutir à un univers où l’on devine le poète.
IMMÉDIATEMENT vient aussi un voisin
avec cette odeur. Tenir ferme
rester coincé dans les vêtements
de la peau. Les taches blanches
à goudronner. En mémoire
sont accrochés des manteaux. Sur le crochet les couvertures
les chapeaux pas pleurés. Les os.
Toujours à partir de là : rester ferme.
Le tissu. Où aller avec les vêtements ?
Dans les frigidaires de la pensée.
Le sens du poème est discontinu. Il est voué à l’esthétique du fragment et n’hésite pas à devenir hermétique (qui rend possiblement intéressante cette poésie faite pour être comprise de différentes époques historiques ou géographiques). Nous sommes dans une fabrication néo-moderne, qui aurait dépassé le post-modernisme pour rejoindre cette nouvelle époque de la modernité.
Pour avancer davantage dans mon propos, je dirais qu’à chaque lecture d’un poème, je posais le livre sur la tranche pour m’ajuster au mouvement de cette écriture. Il faut aussi dire un mot de la traduction d’Habib Tengour, qui n’hésite pas à opter pour la métaphysique, et évidemment au propre du sentiment du traducteur (d’étrangeté ?). En tout cas, ces poèmes traduits le sont comme un souffle, comme la recherche d’une cadence, organisant pour le liseur français une plongée en apnée d’où l’on sort plus armé pour affronter sa propre conscience.
Substance de l’argile vivante réfractaire jointoyé
Pavé
d’où s’éveille un soliloque
et deux cailloux sur le feutre vert se touchant
musicalement
ou dans une vague de sel fouetté
et ailleurs après une démolition
Élévation de poussières de briques minutes muettes de peur
debout là, vieille et avec un foulard
Je soulignerais aussi l’importance donnée au corps. Les mains, les yeux, les jambes, la bouche, la langue, les cheveux, la peau, tout ce qui enveloppe la personne humaine. Il y a aussi des noms de ville ou de lieux : Bruxelles, Bordeaux, Freudenstadt, Metzingen, la Hardt, le Donnersberg, Paris… lesquels semblent une épiphanie.
Les jambes lui seraient montées à la tête
comme une unique langue
sèche un jour d’hiver
quand son attention s’est relâchée
Pour finir, quelles sont ces « chambres » du titre ? J’ai pensé au titre du travail photographique de Bernard Faucon : les Chambres en hiver ou Chambres d’or. Et cela renforce en moi le caractère ésotérique du recueil, sur lequel il faut réfléchir, faire acte d’activité mentale, et donc mêler aux sensations des choses étrangères, une expérience de l’écrit, une réflexion sur le style, et une expérience de traduction.
Didier Ayres
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