La Gouvernante italienne, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)
La Gouvernante italienne, Iris Murdoch, Folio, 1964 (première publication en français en 1967, réédition de septembre 2001), trad. anglais, Léo Lack, 220 pages, 6,90 €
Ecrivain(s): Iris Murdoch Edition: Folio (Gallimard)
La Gouvernante italienne… Ce titre devient de plus en plus intrigant au fil de la première moitié du roman où le personnage éponyme, entrevu au début, reste quasiment invisible. Murdoch sait créer le suspense avec des riens. D’ailleurs, cette gouvernante italienne est-elle réellement un individu ou bien un genre ?
Giulia, Gemma, Vittoria, Carlotta et à présent Maria, surnommée Maggie, se sont succédé dans la maison de Lydia, laissant aux enfants qu’elles ont élevés des impressions douces et protectrices toutes confondues dans cette fonction qui sonne comme un nom : la gouvernante italienne, sévèrement vêtue et coiffée, logée au dernier étage mais maîtresse dans la cuisine et la lingerie pour veiller silencieusement au confort de tous.
Ne détient-elle cependant pas des pouvoirs qui vont se révéler, en quelques jours, décisifs dans l’existence de la famille Narraway, réunie pour les obsèques de Lydia ?
Ce deuil ramène, une nuit, son fils Edmund à la maison après six ans d’absence.
« C’étaient là les vieilles senteurs de juin, les fraîches senteurs nocturnes du solstice d’été, le bruit de la rivière et de la cascade, dans le lointain. Posément, avec lenteur, un hibou poussa un ululement, projetant l’un dans l’autre des ronds sonores qui allaient s’élargissant ».
Malgré le plaisir procuré par ces sensations qui le rattachent à son enfance, Ed est bien décidé à repartir sitôt la cérémonie finie. L’enfance n’est-elle pas une prison plus ou moins dorée ? Ed a fait les beaux-arts et probablement sait-il quelles ratures se cachent sous la dorure.
Mais voilà que durant la messe, il doit évacuer de l’église son frère Otto, complètement ivre. Cet ogre végétarien à la mise crasseuse souffre d’alcoolisme et Ed se demande s’il n’est pas, en outre, manipulé par son nouvel apprenti, David Levkin. Le désarroi de sa sensuelle belle-sœur Isabel, retranchée depuis des années dans une chambre surchauffée et encombrée de meubles et de bibelots, l’appel à l’aide de sa nièce Flora, enfin l’apparition d’Elsa, la sœur – étrange ou mentalement dérangée ? – de David vont l’amener à reporter, de jour en jour, son départ.
Murdoch a le talent de faire rebondir l’intrigue à presque chacun des vingt et un chapitres. La romancière, et entre elle et nous la traduction haletante de Léo Lack, transforme ce qui n’aurait pu être qu’un lavage de linge sale en famille en « conversion » grâce à l’instinct de bonheur ou du moins de la tranquillité qui se réveille en chacun des protagonistes, comme délivré de l’emprise que la matriarche avait sur lui.
Cette délivrance semble accompagner aussi celle d’une époque. Ainsi les femmes osent-elles, contre le patriarcat, revendiquer qu’elles ont eu recours à l’avortement clandestin :
« Tu es un homme. Tu ne peux pas imaginer ce que c’est de sentir en soi ce cancer, de sentir qu’il ronge votre jeunesse, votre bonheur, votre liberté, tout votre avenir. Les hommes peuvent faire de la morale ! Mais qui a jamais entendu parler des problèmes des pères non mariés ? Ils n’ont jamais aucun problème ! ».
Être libres, c’est aussi pourvoir choisir d’assumer seule sa grossesse malgré la perplexité masculine :
« – Je suis enceinte. […] N’est-ce pas magnifique ?
Elle eut un rire de joie véritable […]
– Je ne le dirai qu’à vous, ceci est mon affaire. […] J’ai enfin un avenir, il est là. Je ne me suis jamais vraiment appartenue. Je serai indépendante, nous serons désormais indépendants ».
Ni moralisatrice ni doctrinaire, Murdoch saisit sur le vif des réactions qu’on pourrait croire accidentelles alors qu’elles révèlent l’essentiel de chaque être à l’occasion de circonstances qui s’avèrent plus constructives que tragiques.
La liberté consiste enfin, qu’on soit homme ou femme, à décider quel lieu pourrait devenir le nid de notre bonheur. La campagne où vivent les Narraway ne peut l’être que pour ceux qui l’auront délibérément choisie et non pas simplement héritée. Le titre du roman sonne alors autant comme un exil que comme une invitation au voyage.
Marie-Pierre Fiorentino
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