La fin de Mame Baby, Gaël Octavia
La fin de Mame Baby, août 2017, 170 pages, 16 €
Ecrivain(s): Gaël Octavia Edition: Gallimard
Voici un texte surprenant : construit avec la plus extrême précision, son mécanisme vous rend totalement dépendant des révélations que la romancière instille à petites doses du début à la fin. Suspense donc, mais aussi analyse psychologique, fresque sociale, le tout sur le ton apparemment anodin voire simpliste du récit d’une jeune infirmière qui rend visite chaque jour à une vieille alcoolique recluse. C’est que la jeune Gaël Octavia, déjà dramaturge, novelliste et poète sait monter un scénario aux rouages serrés et des personnages qui ne se dévoilent qu’au rythme des étapes de ce qui s’apparente à une démonstration.
Revenons au cadre : une cité à peine décrite (des immeubles laids, un centre commercial, des « tours vertigineuses ») qui se réduit à son terme générique, « le Quartier » et qui fonctionne comme un monde à part dans lequel restent ceux qui y sont nés. Et là, vivent en circuit fermé des personnages et des institutions : les jeunes et leurs bandes violentes, les femmes qui se retrouvent dans leur « Assemblée » et l’église évangélique, en plein essor, conduite par des hommes admirés et autoritaires.
Tous les personnages appartiennent à ce milieu étouffant : la narratrice qui se fait appeler Aline, qui conduit tout le récit, Mariette la vieille femme qu’elle soigne, le fils Pierre violent tué à coups de barres de fer, Léopold le pasteur ex-délinquant et la mystérieuse défunte Mame Baby. Aline, infirmière noire, raconte dans un style quasi oral une vie qui semble simple et qui se complexifie au fur et à mesure de ce qu’elle révèle du passé de chacun, elle comprise. C’est ainsi qu’elle va rapporter le récit de vie de cette Mariette échouée devant son vin rouge et de toute sa famille. Des histoires croisées où circulent la violence, le cloisonnement des communautés religieuses et ethniques, le sexe comme unique manière d’exister, des trajectoires personnelles et des duos ratés (mari/femme, mère/fils, frère/sœur, amies). Le récit conduit par Aline déroule des fils qui, histoires dans l’histoire, s’entremêlent pour révéler les ressorts cachés de chacun. Comme dans les romans policiers, les révélations ne sont amenées que par des détails qui, superposés, vont faire sens pour aboutir à des changements de statuts des uns et des autres, une « reconnaissance » complexe qui devra être faite par le lecteur attentif.
Cette histoire familiale est inscrite dans un présent qui renvoie à l’état de ce « Quartier » fictif qui pourrait bien ressembler aux vraies cités dites « sensibles » : « à l’époque, les évangéliques étaient plus rares qu’aujourd’hui […] le pire des crimes, c’était l’exogamie, hier comme aujourd’hui » (21). L’originalité, et sans doute l’audace du roman, est de montrer des aspects de ces sociétés marginalisées généralement délaissées par les media et la littérature. Le personnage du père autoritaire, du délinquant devenu prédicateur, le « désir agressif des hommes » (47) et les « filles hypnotisées, petits mammifères éblouis et impatients d’être dévorés » (45), les regrets stériles de la vieille qui comprend trop tard ses erreurs, la réussite exemplaire mais unique de Mame Baby, la fuite temporaire d’Alice, sont autant de supports à l’analyse de la complexité des personnages et, à travers eux, de situations sociales présentées comme sécrétées par le site.
Mais, que l’on ne se méprenne pas, nous lisons d’abord un formidable texte où l’analyse est donnée par les réflexions de celle qui, au bénéfice du recul que lui permet son statut, laisse émerger ses souvenirs pour trouver le sens de sa vie et celle de ceux qui l’entourent : « D’habitude, les gens ne se voient pas cesser d’être des enfants. […] La sécession a beau être implacable, elle est aussi discrète que le plus raffiné des cambriolages » (59). Le roman se transforme donc en un lieu, non pas d’accusation mais d’élucidation des mécanismes sociaux et psychologiques qui enferment et broient, avec une alternance de dialogues et de récits factuels aux phrases simples et d’analyses développées dans des phrases complexes. La libération – relative – est représentée par les études mais l’extraordinaire Mame Baby, surdouée, sortie, revenue mais morte, fonctionne comme une fiction, un fantôme, un « principe » (167) qui rappelle aux filles la difficulté de se libérer.
Ce premier roman magistral consacre une écrivaine déjà totalement maître d’une narration donnée comme simple chronique qui est une démonstration complexe et subtile sur les mécanismes d’enfermement.
Dominique Ranaivoson
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