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La Ferme de Cousine Judith, Stella Gibbons

Ecrit par Didier Smal 05.09.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman, Belfond

La Ferme de Cousine Judith, trad. anglais Iris Catella, 352 pages, 15 €

Ecrivain(s): Stella Gibbons Edition: Belfond

La Ferme de Cousine Judith, Stella Gibbons

 

 

L’œuvre de Stella Gibbons (1902-1989) n’est pas enseignée à l’université, et c’est dommage : on y rirait plus souvent. En tout cas, on rirait en lisant le premier roman de cet auteur anglais, La Ferme de Cousine Judith (1932), rencontre improbable entre les romans campagnards à la mode en Angleterre à l’époque, un rien misérabilistes, et la causticité de Jane Austen. Le ressort narratif est très simple : une jeune femme, Londonienne et orpheline depuis peu, décide de tenter de vivre aux crochets de sa famille, en apportant ses cent livres de rente, plutôt que chercher du travail. Après avoir envoyé quelques lettres et reçu des réponses peu encourageantes, elle décide de s’établir chez sa cousine Judith, dans le Sussex.

De cette confrontation, de ce choc culturel quasi, Gibbons tire tout le sel entre autres par la vertu d’un style humoristique de la plus belle eau. Le plus simple est de citer le premier paragraphe du roman, qui en pose toute la problématique : « Flora Poste avait reçu une éducation à la fois dispendieuse, sportive et variée. Lorsqu’elle eut vingt ans et que ses parents furent morts tous deux, à quelques semaines d’intervalle, pendant l’épidémie annuelle de grippe espagnole, elle découvrit que la nature lui avait dévolu tous les dons, hormis celui de gagner sa vie ». En quelques mots, Gibbons va à l’essentiel tout en jouant de l’incongru traduisible, ce qui est la marque des grands humoristes : cet « annuelle », surprenant, vient couper l’herbe sous le pied à toute tentation tragique, et il est en ce sens superbe. Ce premier paragraphe met Gibbons au niveau de ses contemporains et compatriotes et comparses en mitraillettes humoristiques, Saki et Wodehouse – on peut rêver pire comme compagnie et comme compliment.

La suite du roman est du même tonneau, mettant en scène des personnages improbables, dont l’inénarrable Mrs Smiling, amie de Flora Poste et collectionneuse de soutiens-gorge capable de se déplacer à l’autre bout de Londres juste pour vérifier l’existence d’un modèle supposé inconnu d’elle. Quant à la famille campagnarde de Flora (passons sur les parents dont la réponse à sa demande la déçoit outre mesure), elle est un florilège des clichés attendus, dont se jouent tant Gibbons que Flora, aux claires ambitions littéraires : « Quand j’aurai cinquante-trois ans, ou quelque chose comme ça, j’aimerais écrire un roman aussi réussi que Persuasion, mais dans un cadre moderne, naturellement ! ». On ne détaillera pas cette galerie de personnages particulièrement savoureux, mais qu’on sache qu’il y a un Seth et un Ruben, comme s’y attend Flora la lectrice, qui a de la vie à la campagne une connaissance puisée dans les romans campagnards déjà mentionnés (« les jeunes gens doués de beaucoup de tempérament qui vivent dans des fermes s’appellent toujours, comme par hasard, Seth ou Ruben »).

Comme pour se jouer des codes du roman, Gibbons ajoute un mystère, qui ne cesse de planer dès l’arrivée de Flora Poste chez sa cousine Judith, celle-ci l’accueillant par une formule énigmatique : « faites ce qu’il vous plaira, enfant de Robert Poste, pourvu que vous ne pénétriez pas ma solitude ; laissez-moi le temps d’expier le tort que mon mari à fait à votre père. Laissez-nous à tous le temps… (Les mots lui venaient péniblement et comme à regret) … et nous expierons tous ! ». Tant dans l’esprit de l’héroïne, très austénienne, que dans celui du lecteur, une attente est générée, mais avec un certain humour, à nouveau, puisque cette attente sera déçue… Normal, puisque cette formule, ce mystère a quelque chose de victorien et qu’un jugement lapidaire et plaisant est posé sur les romans victoriens après que Flora a découvert des livres sur le rebord d’une fenêtre : « Elle rangea ces trésors dans un tiroir, se promettant de s’en délecter à l’occasion. Elle aimait les romans de l’époque victorienne. C’était le seul genre de littérature qu’on pouvait lire en croquant une pomme ».

De manière générale, ce serait la limite qu’on pourrait assigner à La Ferme de Cousine Judith : être un premier roman dont l’auteur règle ses comptes avec la littérature afin de trouver ses marques, tant il est vrai que ces quelque trois cent cinquante pages regorgent de références littéraires explicites ou implicites (Brontë, Austen, mais aussi la transformation de la petite-cousine Elfine en vue d’un bal, qui fait confondre Flora et Emma durant quelques pages). Ce qui sauve pourtant ce roman de la lourdeur intertextuelle, c’est la légèreté doublée d’évidence avec laquelle Gibbons procède : elle se joue de ses références littéraires tout en les montrant de façon ostensible – aucun jeu de petit malin littérateur ici, juste du plaisir. Ce qui donne par exemple l’extraordinaire de Mr Mybug, que Flora a tôt fait de catégoriser lorsque son travail en cours lui est décrit : « Ah ! une biographie de Branwell Brontë, songe Flora. C’était à prévoir. Il y a une tendance au mécontentement grandissant parmi les intellectuels mâles depuis quelque temps à la pensée qu’une femme ait pu écrire Les Hauts de Hurlevent. Je pensais bien que l’un d’entre eux produirait un ouvrage de ce genre tôt ou tard. Eh bien, il faudra que je tâche de l’éviter, c’est tout ». Au passage, Gibbons égratigne avec une humeur plus que plaisante toute une frange de la critique universitaire, celle qui passe son temps à se triturer les neurones (pour rester poli…) afin de mettre au jour du neuf, de l’inédit, là où rien de plus n’est à dire ; quelle saine attitude ! D’ailleurs, il paraît qu’avant d’écrire ce roman, Gibbons se faisait déjà connaître par des chroniques littéraires plutôt acides ; on ne demande qu’à les redécouvrir.

Le tout, avec des épisodes franchement croquignolesques (ah ! les joies de l’aviation dans les années trente…), forme un roman plus que plaisant, que son éditeur français a bien raison de proposer à la (re)découverte ; si, comme déjà indiqué, on est amateur de Wodehouse et Saki, on prendra un plaisir sans partage à fréquenter La Ferme de la Cousine Judith ; si l’on est tout simplement amateur de romans subtils, dissimulant sous leur légèreté apparente une sérieuse critique sociale, on éprouvera un plaisir qui ne sera pas moindre. Mais sachons raison garder : contrairement à d’autres romans publiés dans l’excellente collection [vintage] (redisons à quel point Mrs. Bridge et Mr. Bridge d’Evan S. Connell surplombent une grande partie de la production romanesque actuelle), celui de Gibbons est avant tout un excellent moment de lecture intelligente. Ce qui peut suffire à bien des lecteurs avisés, soit dit en passant.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

Stella Gibbons

 

Romancière et poétesse anglaise du XXe siècle, Stella Gibbons est l’un des auteurs « classiques » d’Angleterre. En 1932, elle publie La Ferme de froid accueil pour lequel elle obtient le prix Femina étranger en 1934. En 1950, elle intègre la Société Royale de littérature. Souvent comparée à Jane Austen, Stella Gibbons est un auteur connu et reconnu dans son pays natal mais peu traduite en France. Alors qu’elle a publié une trentaine d’ouvrages divers, seuls quatre sont traduits en français : La ferme de froid accueil, éd. Julliard (1946) ; J’adore les mariages, éd. Julliard (1948) ; Le bois du rossignol, éd. Héloïse d’Ormesson (2013), Westwood, éd. Héloïse d’Ormesson (2014).

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.