Identification

La femme-Maytio, Béatrice Castaner (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 12.02.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La femme-Maytio, Béatrice Castaner, Serge Safran Ed., JANVIER 2020, 160 pages

La femme-Maytio, Béatrice Castaner (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Lire « La Femme-Maÿtio », c’est reculer, avancer, se placer trente-mille ans avant le temps présent (A.P : avant le temps présent, unité de temps utilisée en archéologie pour désigner les âges exprimés en nombre d’années passées, avant l’année de référence 1950). Leurs plaies, leurs peurs, leurs souffrances à l’échelle d’une seconde. Nos Ancêtres Néandertaliens avaient un animal totem, en eux le monde complet, et réciproquement.

« Ils ne se rappellent déjà plus qui était cette jeune femme qu’ils ont violée tour à tour, pourquoi l’ont-ils épargnée après avoir fendu la chair de tous les autres hommes, femmes, enfants, nouveau-nés de son clan. Pourquoi, ne laissant derrière eux qu’un entrelacs d’une vingtaine de corps éventrés, les cœurs sortis des poitrines et rassemblés en un monticule sanguinolent devant l’abri sous roche où le clan dormait, l’ont-ils emmenée trois jours avec eux pour en faire leur esclave. (…) faire disparaître de la surface de la terre ces Autres humains qui n’étaient pas comme eux. Lorsque l’abri n’a plus été qu’un charnier, ils ont fendu le crâne des derniers nés et ont mangé leur cervelle, crue. »

Maÿtio semble jeune, quel âge a-t-elle, quatorze ou quinze ans peut-être, lambeaux de peau sur ses épaules, elle a survécu. Elle marche, s’effondre, sera sauvée par les trois divinités qui régissent alors le monde, veillée par elles. Isolée de son clan. Dans une grotte où entrer seul est interdit. Où être seul revient à mourir.

« Elle veut pénétrer la roche. Ses pieds grignotent le sol, son front émiette la paroi et sa langue la lape pour faire céder la froideur de la pierre. »

La grotte comme un rite de passage, Maÿtio revient à la vie. La vue d’une harde de chevaux et plus précisément une jument lui restitue le mouvement, lui offre à nouveau le désir. Faire le premier mouvement d’écriture, faire réel/le réel, faire le premier geste en dehors de soi par amour. Maÿtio observera longtemps le corps de cette jument au loin.

À l’instar des autres, elle disparaîtra.

Transcrire. Transférer. Transcender. Déposer la première œuvre de l’Art. Insuffler la vie ou donner corps. Traverser. Écouter la paroi, et tout contre elle, le ventre de l’animal se soulever encore.

Maÿtio n’invente pas l’Art, il existait à l’état embryonnaire, elle le révèle. Et par son chagrin, la perte, transmet. Trans et mittere, « envoyer de l’autre côté » ou « déposer au-delà ».

La disparition devient apparition et réciproquement. Et dans un élan fou, sans virgules, une phrase sans respirations ou plutôt si, sa propre ponctuation, Maÿtio rend visible l’impensable au-delà d’elle-même. Le noir d’abord, le noir de la combustion. Puis le blanc, le rouge et l’ocre. Le mauve enfin. [i]

Tous les gestes de nos Ancêtres ici incarnés, des milliers inventés par eux, en nous, ceux que nous reproduisons aujourd’hui à notre insu. La main sur le corps pour soigner. Jeter une poignée de terre sur le corps de l’être aimé, lui fermer les yeux, et se convaincre désormais que son cœur aura vaincu l’étouffement, pour souffrir le moins possible du manque. Croire pour mettre du sens et se sauver. Croire pour appartenir. Croire pour ne plus chercher et demeurer au même endroit dorénavant, croire pour ne plus repartir. Ou courir éperdument après chaque saison.

Maÿtio restera dans la grotte, première posture de sédimentation. Dessiner puis peindre la cloison. La séparation. Et la figure du cheval aimé.

Le clan, lors de chaque printemps, reviendra, les femmes, les hommes, les enfants, et les vieillards de « trente hivers » pour y mourir. Ils contempleront ensemble les peintures de la grotte, mouvantes, vibrantes, amplifiées. Les rhinocéros, les mammouths, les chevaux, les bisons, les rennes, les hiboux, les lions, les aurochs, les bouquetins, ceux qui forment leur environnement et composent les matrices de leurs rêves. La vie en songe.

« À chaque aube réinventer la joie pour déjouer les pièges de la maladie, assouplir le corps, nourrir l’esprit, aiguiser les sens et croire, croire toujours au printemps, au retour des clans sur cette terre ensommeillée sous la glace. »

Vivre aux aguets. À chaque seconde vibrer du moindre écho. La peur comme un salut.

« Elle connaissait la sagacité de cette femme pour guider les siens, son acuité à interpréter les signes de la nature et sa connaissance des plantes et leurs bienfaits. »

Maÿtio a survécu. Animée par les feux de ses croyances, soutenue par elles. Les formes dansantes des animaux à la lueur des flammes, le son de leurs corps « sur » la grotte, leurs corps en flammes, les corps en elle.

Et nous avec elle.

Béatrice Castaner crée ici un texte singulier dont la respiration est archaïque, profondément organique. Une ponctuation réinventée et une langue forte. Aussi forte que les lignes qui ornent les premières parois du monde. Celles qui ont offert leurs anfractuosités aux mains des premiers Hommes, les sédiments de la roche et des gestes à venir. Non pas leurs visages pour tout support mais leurs mains.

« Prédateurs et proies, tous étaient soumis à leurs lois immémoriales tissant la trame des existences : la douceur inconsolable du lait de l’enfance, le difficile apprentissage de la peur, le nécessaire partage de la viemort. Les mères donnaient le sang, les bêtes buvaient le sang, le sang versé par le meurtre jamais ne fécondait la terre. Le sang souillé appelait vengeance. »

Il faut entrer dans ce livre lentement, l’accueillir mot à mot, des racines jusqu’aux branches, le parcourir. Lire à mots couverts, sans avis, sans projection aucune. Écouter le son du djyid, imaginer cette flûte taillée dans un os de vautour. Accepter de passer à côté de sa construction quelque peu sibylline. Accepter l’obscurité, voire s’y accoutumer. Avant d’en percer le sens profond. Et de pouvoir le laisser décanter.

 

Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard

 

Béatrice Castaner est née en 1961 à Limoges où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle fait des fouilles archéologiques et du théâtre. Elle est secrétaire générale des Francophonies – Des écrivains à la scène. La Femme-Maÿtio se place dans la lignée d’Aÿmati, un premier roman très remarqué, paru en 2014, qui déjà explorait les arcanes de la préhistoire.

 


[i] Voir aussi « L’Art-chimie, enquête dans le laboratoire des artistes », préface de Bernard Bigot, François Cardinali, Philippe Walter, 2013

  • Vu: 2288

A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

Lire tous les articles de Jeanne Ferron-Veillard

 

Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.