La dernière œuvre de Phidias, Marilyne Bertoncini
La dernière œuvre de Phidias, avril 2016, 16 pages, 6,10 €
Ecrivain(s): Marilyne Bertoncini Edition: Encres vives
La dernière œuvre de Phidias de Marilyne Bertoncini scande et chante le Poème d’une présence à faire renaître et revenir de son exil : la présence de Phidias, ce sculpteur du premier classicisme grec dont les œuvres – les frises du Parthénon, la monumentale Athéna Parthénos, le Zeus chryséléphantin d’Olympie considéré comme la 3e des 7 merveilles du monde, entre autres – s’adressaient aux dieux. Les sculptures de Phidias constituaient parfois des offrandes de la cité à ses dieux (ainsi la cité d’Athènes offrant son Athéna Parthénos à sa déesse tutélaire), révélant parfois leur image aux hommes par l’art médiateur du génie artistique. C’est pourquoi la présence d’un tel interprète, sollicité certes, était-elle en elle-même et en même temps inquiétante. L’accusation d’impiété qui tomba sur le destin du sculpteur menaçait souvent « les plus grands », esprits éveilleurs d’une réalité que l’on voulait parfois laissée hors de portée des regards.
Ce long poème rappelle à nous ce sculpteur antique énigmatique (mystère autour de la vie de Phidias, mystère autour de ses œuvres pour la plupart disparues, mystère autour du rapt divin que figurait sa sculpture capable de révéler aux hommes l’image des dieux), dans une sorte de réhabilitation incantatoire où vibrent les mots sur la page et monte le chant d’invocation comme le sable et la mer conjuguent leur voix dans les vagues du temps, dans le rythme de leurs rencontres, de leurs retrouvailles, parfois de leur osmose, toujours sauf en leur singularité, œuvrant à leur insu à faire remonter et sourdre de l’oubli les trésors enfouis, épaves repêchées par des hommes qui autrefois les enfoncèrent au fond des eaux. La vigie des mots en sera d’autant plus la gardienne d’une Mémoire de l’Humanité, qu’un rien, abandonné par tout sens, peut en dissoudre à tout moment « le dessin originel». Marilyne Bertoncini cherche à sortir de la nuit ce dessin originel, trace édifiante d’un message adressé aux hommes par ces passeurs de lumière que sont les artistes-poètes, interprètes d’une Humanité dont la postérité, au final, atteste le rayonnement, l’éternel pouvoir médiumnique. Traductrice elle-même, Marilyne Bertoncini ne pouvait, on l’imagine, qu’être touchée par cette figure du sculpteur recouverte par l’éphémère d’autres signes que ceux marqués par l’acte sculptural/scriptural, signes heuristiques et de création balayés par des aléas comme une vague efface sur le sable le tracé fugitif de nos pas, écartés par le pouvoir décisionnaire et la censure injuste des Hommes prêts à enfoncer sous l’eau parfois la vie entière d’un homme – artiste-poète de préférence –, voix de génies exilées pour impiété pour avoir osé profané ce qui ressortait du sacré (Socrate, Phidias, Galilée, Artaud pour ne citer que ceux-là…). Partir à la recherche du dessin originel, dans une « conjonction » problématique et complexe « de/ l’éphémère (et de) l’éternel », telle est l’envergure de La dernière œuvre de Phidias, ressuscitée dans l’altitude d’une quête d’absolu.
La toile d’un « ciel palpitant » et d’une mer miroitante d’ombres porte le début de ce voyage où nous invite Marilyne Bertoncini, depuis la parcelle de lumière diffusée par une lampe sur la table d’écriture, creusant la pensée jusqu’au noyau dur de « la ténèbre » (que l’emploi au singulier authentifie en même temps qu’il l’incarne davantage en l’approfondissant) jusqu’à la « sourde rumeur /des vagues » au creux de l’oreille, « résonnante tempête au creux/ de (l)a tête ». L’apostrophe à Phidias ouvre le chant :
« Phi-dias
Dans l’îlot clair découpé par la lampe
au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche
Je trace la caresse
de ton nom
Ombre face à la mer
chaque fois que je t’aperçois
dans le ciel palpitant
tu es le cœur d’une rose immense
qui s’abreuve dans l’eau
puis s’engloutit
Les ombres s’allongent et la sourde rumeur
des vagues
ronflant comme à l’oreille émerveillée
contre la bouche de porcelaine
marine
est résonnante tempête au creux
de ma tête »
Le sculpteur athénien du Ve siècle av. J.-C. ressurgit jusqu’à nous, depuis notre « ténèbre » éclairée et réfléchie que reflètent l’infini ténébreux de la mer, l’espace infini tremblant en ses bords de la nuit, de la plage, de la page.
Si la nuit engloutit l’individualité de la poète pour la fondre dans la présence de Phidias – toute identification supposant un effacement de soi – la Voix qui sourd de cet univers intérieur immerge la singularité en lui redonnant relief et profondeur, comme aux choses extérieures.
Phidias surgit devant nous, appelé par la voix de la poète et la voix d’un enfant – une « même » voix semblerait-il traversant la linéarité de l’Écrire en couchant dans un télescopage de lieux et d’épisodes de la vie, les perceptions, les impressions d’un cheminement. L’on passe ainsi de la voix de la poète à celle de l’enfant, de la table d’écriture, de la rencontre intérieure au Péloponnèse de Phidias dans un grand mouvement mystique où l’humain se fond dans le cosmos au cœur des éléments, où l’humain se re-cherche et se re-trouve, où ce qui est appelé à ressurgir et à nous faire nous-même renaître de la ténèbre – comme la poète retourne et revient à la vie en se tournant vers la figure du sculpteur – s’accomplit dans une quête d’absolu.
« Puis un vacarme de sonnailles
les aigus cris des pâtres
-oiseaux ébouriffés
s’envolant en rires d’hirondelles
par-dessus le sec martèlement
des cailloux du chemin
Phi-dias ! Phi-dias !
Chantante et pure et claire
la voix d’un enfant s’élève dans le soir
et les deux syllabes de ton nom s’élancent –
glissement de plumes semblable aux ondes
en surface des eaux
que cingle la mouette en son vol prédateur.
Phi-dias ! Phi-dias !
Au fil de la voix qui chantonne
enfin tu t’es pris
et lent lentement tu remontes
de l’ombre de la mer
vers la maison »
Les circonstances (lieux, temps) investies par le poétique (au sens étymologique) circonscrivent a contrario et avec triomphe La dernière œuvre de Phidias dans l’éternité des empreintes créatrices. Les circonstances s’écrivent au fil de l’écriture où se recueille la poète. L’eau et le sable mêlent leur tumulte et leur va-et-vient de marées pour faire advenir la voix perdue des exilés, en l’occurrence la voix de Phidias. Il fait automne et il bruine sur des lieux imaginaires, ou réels, d’où la poète Marilyne Bertoncini cherche Phidias sous la blancheur mouvante des pages :
« Ici
où je cherche Phidias
sous le blanc de la page
c’est Ostende
peut-être
ou Brighton »
Le télescopage des ressacs du temps fait se rejoindre dans la mythologie personnelle de la poète et le mythique cheminement de Phidias ces hauts lieux de quête d’absolu et créative recherchés au creux du chemin (par « l’enfant »), dans l’abime plein de la mer, le ciel avide d’astres inaccessibles comme l’œuvre – elle, furieusement fertile – creuse son sillage d’inachevées escales accomplies en caps infinis.
La résonance du parcours de Phidias – le mystère d’une vie tournée vers la recherche des origines fondatrices, essentielles ; entièrement dévouée à son art mais aussi habitée par cet étrange don de pouvoir révéler aux hommes par ses sculptures les images des dieux ; le destin tragique d’un médiumaccusé d’impiété par ses concitoyens, exilé pour cela – fait évidemment sens pour le lecteur contemporain. Et l’invocation de Phidias signe un retour à des sources où le sacré au sein du réel pouvait porter le courant d’une vie entière, d’un art exigeant soucieux de réalisme et de transcendance.
« Ainsi dans le bloc ébauché
la matière fait signe
au sculpteur
afin qu’il en révèle
la forme qu’elle contient »
(ici la présence divine)
Le Langage parviendra-t-il seulement à prendre Phidias « au piège des signes » ? L’îlot de la lampe et la pensée intérieure insulaire d’où bruinent les mots, navire du Large, « bateau des Phéaciens », l’extérieur-nuit l’extérieur-jour investis par le regard de l’observateur-interprète, réussiront-ils de leurs embarcations réelles à faire revivre Phidias de ses cendres ?
Tout en mouvement, ce Poème pour la renaissance de Phidias file la métaphore de la gestation, genèse, élaboration de la création inachevée dans le même flux et reflux de la mer et de nos mémoires, temporelles présences mues par les remous d’un présent tourné vers notre passé via l’Infini.
La fragilité des contingences (nos immédiats aléatoires) est figurée par cette « catastrophe silencieuse» surgissant en involontaires interventions de détresse au milieu de nos existences et symbolisés par « Le croiseur arrivant du large », escorté de « l’Ébranleur de la terre ». La vie en ses tragédies (naufrage des marins,
« Tous ces fantômes sidérés
arrêtés au vif d’un mouvement
(…)
Momies de Pompéi
muettes abandonnées à la cime du cri
Aveugles aux ondes qu’ils tracent dans l’ombre)
combien de ces silencieux appels, s’écrie la poète,
traversent la nuit et me frappent
ceux de la femme de Loth
le pleur de Méduse blessée
la plainte d’Orphée
aux Ménades livré
La catastrophe silencieuse
fige la voile faseyante »
L’agencement des circonstances atteste du retour de Phidias comme le retour d’un Ulysse apatride et exilé. Dans le décor de scènes réelles vécues (recueillement de la poète dans le soir, paysages maritimes, scène de plage déserte en automne – cafés vidés de leurs clients aux « vitrines » comme « un chaos de chaises / renversées » – villas dont les paupières s’écaillent – digue – scènes des plages d’Ostende ou de Brighton, jardins, visites de musées comme celui de Pompéi avec ses momies…) mais aussi de lieux qui échappent à la poète (« et les lieux sont fuyants plus que le sable même ») ou de scènes lues dans l’Odyssée et des Fragments d’Héraclite, La dernière œuvre de Phidias sur-Gît et même Phidias lui-même en personne, fantôme défait de l’oubli spectral, élève et fait entendre sa voix entre « les mailles tissées d’encre », les cailloux chahutés par la marche de l’enfant en chemin et qui l’appelle (« Chantante et pure et claire / la voix d’un enfant s’élève dans le soir // et les deux syllabes de ton nom s’élancent – / (…) Phi-dias ! Phi-dias ! ») – Phidias, oui, se relève de son ombre submergeant la mer, le ciel, l’âme de la poète et la nôtre, et sa propre invocation par sa voix ressuscitée déjà se tourne vers l’altérité, l’ailleurs, le dehors au plus proche de notre flamme intérieure :
« O Athéna
guetteur immobile j’observe
ta robe changeante où le soleil
se brise
en mille fragments liquides
dans l’instant immobile
au moyeu de la roue écrasée comme meule
par le ciel
au déclin du jour
quand le dos de la mer se moire
comme d’une huile
Corneille de mer au cri moqueur
Athéna
m’as-tu abandonné ?
Double exil de ceux qui crurent
que sous leurs parures d’or
les dieux écoutent
les humains »
En sa fin, Phidias qui après avoir sculpté l’absence de la déesse (Athéna) a « reçu la marque » – « celle que l’on cache / sous l’or et sous les fards » des hommes avides de biens et d’apparences, « les oracles que les dieux cachent dans la nature » – entend
« vibrer
l’appel
du vide »
La voix de « Phi-dias », son ultime œuvre toujours révélée depuis sa source à ses résurgences jusqu’à nous, en passant par l’à-pic érodé des falaises des âges et du Dire, résonne encore. Son œuvre nous dévisage, nous humains, où elle s’envisage à même le terrifiant visage des dieux.
Murielle Compère-Demarcy
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