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L’Usine à lapins (The Rabbit Factory, 2001), Larry Brown (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 16.02.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Gallmeister

L’Usine à lapins (The Rabbit Factory, 2001), Larry Brown, éditions Gallmeister, 2019, trad. américain, Pierre Furlan, 416 pages, 10,90 €

Edition: Gallmeister

L’Usine à lapins (The Rabbit Factory, 2001), Larry Brown (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)

 

… prépare-toi. Tu en vas en prendre plein la figure. Tu vas comprendre ce que signifie une histoire et ne t’attends pas ici à ce que nous te la racontions.

Être dévoré par elle. Renversée par une voiture. De l’intérieur, exploser. Pour ne retenir qu’un seul mot, au féminin. Idiosyncrasie, issu du grec idiosugkrasia. Prononce-le à voix haute, nullement pour citer ton érudition, mais pour saisir son émanation. Son tempérament. Cette empreinte qui marque chaque être dans sa chair et qui le conduit à adopter un comportement particulier. Tu le jugeras pour cela. Son comportement. Quant à l’être, il sera menotté. Il sera trimbalé dans un coffre de voiture. Il se pissera dessus, violé ou bastonné, il sera émasculé. Découpé en morceaux entre deux destinations. Dans une forêt opaque. État du Tennessee.

Larry Brown se moque de la posture de l’écrivain, entre fiction et réalité et de ses digressions, point d’overwriting, c’est l’expérience qui prime. L’incarnation d’un espace entre l’objet et le sujet. Le fait. Entre le sujet et l’objet que l’auteur lui consacre. Un chapitre, une histoire. Et son incision. Un meurtre. Une chambre d’hôtel. Un verre de whiskey, point barre. Imagine un poste de radio sur une étagère, précisément, un salon de coiffure pour hommes. Memphis. Sospiri, d’Elgar. Tu trembleras comme le chien pour évacuer la peur. Tous les lapins font ça. Pour se désensibiliser. L’alcool permet cela. Il désinfecte. Il aseptise. La solitude. Entre, c’est le vide entre deux corps. Le poste de télévision qui prend toute la place au fond. Une animalerie, un bar, un hôtel et la circulation des êtres entre. Dans les véhicules. Deux meurtres. Tu vas passer du sourire aux larmes, ne t’inquiète pas, ce sont les mêmes côtés d’une même pièce. Tu veux t’accrocher aux personnages, ils se diluent les uns après les autres dès lors que tu les touches. La viande, la chair, les membres congelés. Tu remarqueras comment les vêtements tombent sur les corps. Les imperméables. Les cravates un peu trop serrées. Les salopettes marron, les tabliers tachés, les tenues de camouflage, les carreaux sur les blousons, la laine rouge maculée de boue. La fourrure des lapins dans les cols ou dans l’ourlet d’une robe en soie. Les casquettes qui tassent, les chapeaux qui cassent les têtes. Les chaussures cirées et le cuir qui luit, bien sûr, il attrape la lumière comme le sang marque les matières. Les habits sont ce que les personnages choisissent. Leur seul choix, point barre. Manger ou être bouffés. Ils subissent. Fais bien attention aux contrastes. Aux transitions entre les intérieurs et les extérieurs. Les scènes en superposition. Tu écoutes une conversation, tu en observes une autre, derrière, tu te souviens d’Anjalee. Du parfum de sa chevelure, l’odeur de son haleine, le mouvement de ses hanches. Le décolleté d’Helen derrière une fermeture éclair. Et tu n’as rien oublié de ce qu’elle pense, projette, élabore, croit. Parce que l’auteur les a sondées jusqu’à leur squelette.

« Elle avait vu un homme nommé cheval au drive-in, à la sortie de Pontoloc autrefois, quand elle était très petite et très pâle, pendant que sur la banquette arrière un homme était allongé sur sa mère et grognait. Elle s’était concentrée sur le film même au moment où les bruits derrière elle étaient devenus si forts qu’elle ne pouvait plus faire comme si elle ne les entendait pas (…). Elle était restée assise là, sans pop-corn, à regarder Richard Harris qu’on suspendait par la poitrine à des cordes de crin de cheval tandis que retentissaient les tambours en cuir brut. Elle se tenait aussi immobile qu’un lapin qui se cache parce que son papa était mort et que tout semblait perdu ».

Figée. La peur lorsqu’elle inhibe l’action. Tu es la proie, chassée. Tu meurs. Et tes croyances s’étioleront au contact du réel. Anémié.

Tu as dans la bouche l’âpreté du whiskey, d’une bière ensuite, la tequila, le citron puis le sel jusqu’à t’effondrer, peu importe le support. Sur le capot d’un pick-up déglingué, avec un ou deux fusils dans le râtelier, derrière la banquette. Ça sent le cerf. Tu crèves la dalle. Tu salives. L’odeur du pop-corn. Un sandwich ou un hot-dog d’une longueur de douze inches. C’est ça ou cracher du sang. Dommage. Tu étais au mauvais endroit, au mauvais moment. Dans le livre, trois meurtres. Quatre. Musiques entre autres d’Otis Redding, de Johnny Horton, de Dean Martin, de Bessie Smith. Et Larry Brown qui raccourcit les chapitres et provoque ton halètement. Le désir. L’effroi. Le déferlement des événements. Les corps qui bavent, ils jonchent et pas seulement les pages. En abondance dans les compartiments des congélateurs.

Tu roules de nuit. Tu es surpris. Comme les lapins, gelés, pris dans tes phares. Ils détalent. Ou délogés par les bâtiments en construction. Les lignes, les courbes, les perpendiculaires, les seules géométries possibles sur lesquelles s’appuyer. Démembrés. Ils meurent. Ils se multiplient dans les chambres froides ou ils sont cuisinés. C’est l’obscurité qui te guette. Et Larry Brown qui joue avec tes surrénales.

« L’alliance était dans la poche d’Helen qui avait mis une topaze montée sur un filigrane d’argent pour recouvrir la marque blanche et circulaire sur sa peau ».

Tu te reconnais. Les verbes d’action alignés devant, les faits devant toi et leur dénouement au chapitre suivant. Ton véhicule brûle de l’essence. Ne t’arrête pas.

« Rouler tranquillement sans qu’un tas de monstrueux camions leur soufflent dans le cou. Car parfois ils surgissent derrière vous et se mettent à klaxonner, ce qui fout une trouille bleue ».

À trois reprises, Larry s’adressera à toi. You. Tu sais désormais que tout ce que tu lis aura disparu, que les êtres sont morts et qu’ils n’ont pas su se soustraire à leurs comportements. À moins d’un miracle. D’un choc. Comme le coup du lapin.

PS : lis ensuite, ou relis, The Jungle d’Upton Sinclair, 1906. Pour l’écriture du réel parce que leurs auteurs, ici, ont su mettre les mains dedans quitte à y laisser leur peau.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Larry Brown est né en 1951 près d’Oxford, dans le Mississipi, où il a habité toute sa vie. Passionné par la pêche, la chasse et la lecture plus que par les études, il a exercé des métiers aussi divers que bûcheron, peintre en bâtiment ou droguiste, puis a été pompier pendant dix-sept ans avant de se consacrer uniquement à la littérature. Il est le seul écrivain à avoir reçu à deux reprises le prestigieux Southern Book Award for Fiction. Il est décédé en novembre 2004.

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.