L'une et l'autre, suivi de mes pairs, Maïssa Bey
L’Une et l’autre, suivi de Mes pairs, coll. Regards croisés, Editions l’Aube, mars 2009, 58 p. 7,50 € Editions Barzakh, Alger, mai 2010, pour l’Algérie
Ecrivain(s): Maïssa Bey« Je suis votre hôte aujourd’hui. A la fois celle qui est reçue et celle qui accueille. Vous me recevez chez vous et je vous accueille dans ma demeure de mots, au seuil de laquelle je me tiens portes ouvertes », écrit Maïssa Bey au début de son dernier ouvrage qui regroupe deux essais à dimension essentiellement autobiographique.
Echange. Acceptation. Complicité. Réciprocité. Tels sont les maîtres-mots qui structurent la démarche de cette écrivaine qui, à travers ce récit de vie se lance dans une présentation de soi. En nous livrant son savoir sur soi, Maïssa Bey met en scène son sentiment d’être, c’est-à-dire « l’ensemble des représentations et des sentiments – qu’elle a développé – à propos d’elle ». C’est ainsi qu’à travers ces deux essais, elle nous invite à nous immerger au cœur de sa face subjective qui est celle du « Je ». Un monde où elle puise les mots, les idées, les images, les personnages, ses perceptions de soi et des autres, ses expériences de la vie, les situations vécues, le sentiment de cohérence, ses souvenirs d’enfance… Et à travers la mise en mots de sa trajectoire de vie et des évènements qui de son point de vue ont marqué son existence, elle endosse à la fois le rôle de sujet et d’objet. Autrement dit, Maïssa Bey écrit au sujet de celle qui écrit, c’est-à-dire elle-même.
L’auteur se positionne d’emblée comme un être empirique dont l’identité personnelle revêt une dimension polymorphe, interactive et dynamique. Car c’est dans le rapport aux autrui, en l’occurrence la famille, la nation, l’environnement… qu’elle se définit. C’est dans et par des appartenances multiples et variées qu’elle agit en tant qu’actrice affichant ainsi une identité personnelle et sociale pleinement assumée.
Au commencement, une femme et un lieu. Une définition de soi en lien avec un espace : l’Algérie. La terre natale. L’alma mater. Le pays où, pour la première fois, ses yeux se sont imprégnés de la lumière dorée du soleil de cette terre maudite qui se débat sous « des cieux tourmentés, orageux et turbulents ». Algérienne. Mais de descendance arabe. Ses ancêtres ? La tribu des Béni Ameur, issue des Béni Hilal, formée d’un groupement humain de bédouins venus d’Arabie et d’Egypte. Ces derniers ont été décrits par le philosophe et historien arabe, Ibn Khaldûn comme « un nuage dévastateur de sauterelles ».
Et avant que le soi narratif poursuive sa mise à nu, Maïssa Bey nous invite à faire une petite escale au cœur du champ de la sémantique. C’est ainsi qu’elle nous enrichit de son savoir en nous fournissant des précisions sur la signification du mot « arabe ». Son but ? Tordre le coup aux explications expéditives et simplificatrices. Rectifier un certain nombre d’erreurs. Et affirmer son refus des visions qui prônent l’essentialisme culturel et ethnique. C’est ainsi que nous apprenons que le terme arabe qui est employé dans cet essai dans une acception essentiellement anthropologique renvoie à « la langue et à la culture», deux référents caractéristiques de l’arabité. Laquelle regroupe un ensemble de « pratiques quotidiennes, d’usages d’habitudes, d’attitudes et de croyances » – d’un groupe.
Algérienne. Arabe. Mais également musulmane. Un Islam qui prône l’ouverture, l’acceptation de l’autre, l’altérité. Cette définition de la religion musulmane est essentiellement inspirée de l’Islam pratiqué autour d’elle et au sein duquel elle a vécu et grandi.
Si l’arabe classique (écrit) est la langue de ses ancêtres, Maïssa Bey souligne que l’arabe algérien ou l’arabe parlé est sa langue maternelle. De son point de vue, cette « langue dialecte, variante linguistique de la langue matrice, l’arabe classique » qui était interdite de cité durant la période coloniale n’est toujours pas enseignée dans les écoles algériennes et ce, en raison de la politique d’arabisation instaurée dans les années 1970 par les partisans de l’arabisme. La confiscation de la langue maternelle a engendré une « aliénation linguistique » voire le « déni – et – la haine de soi ».
L’identité linguistique de l’auteure ne semble cependant pas se restreindre à l’arabe classique et à l’arabe parlé. Car la langue française est partie intégrante de son habitus linguistique. C’est en effet très tôt qu’elle a été initiée à cette langue par son père, instituteur au temps de la colonisation. « Il m’a appris à lire dans la langue de l’autre », nous confie Maïssa Bey. Ce butin de guerre (Kateb Yacine) lui a permis d’avoir accès aux livres et à la lecture et d’accumuler une richesse linguistique et culturelle. « Ce sont les mots des autres qui m’ont appris le monde, qui m’ont appris à vivre », confie-t-elle.
À travers son discours sur son père, ce dernier émerge comme une figure rebelle qui s’est démarquée des siens en bravant la tradition paysanne pour fréquenter l’école française à une époque où s’instruire à l’école coloniale était interprété comme un acte d’adhésion à la colonisation et un signe de trahison. Un père rebelle qui a su imposer ses propres choix notamment en matière de mariage en épousant une femme qui savait lire et écrire. Un père qui faisait partie d’un groupe d’individus désignés sous le nom d’indigènes, sujets, ni électeurs ni éligibles. Un père qui fut arrêté une nuit par des soldats français. « Pour moi, enfant, la première rencontre avec l’autre s’est faite dans la violence », explique Maïssa Bey.
Commence alors pour la petite fille, orpheline de père, privée de la protection d’un homme, une période où des stigmates marquent profondément son identité. À l’école, elle est montrée du doigt et désignée comme « la fille de fellagha » en raison de l’engagement de son père dans la lutte pour l’indépendance de son pays. Elle est également qualifiée de « petite mauresque » en lien avec son appartenance au groupe social des indigènes. C’était le temps de la guerre et de son lot de souffrances et de frustrations. Cette partie de son existence était dominée par la présence d’une mère « aimante » et l’absence d’un père qui lui a donné « le souffle vital », c’est-à-dire la lecture et la passion des livres.
Les souvenirs racontés sur les pages blanches nous renvoient l’image d’une petite fille, douée à l’école, aimée par sa maîtresse. Une indigène destinée à un avenir radieux. Mais cette sensation de bonheur était très vite éclipsée par un nuage : l’absence du père, « ce passeur de vie. Ce passeur de langue ». Aussi loin que remontent ses réminiscences, sa mémoire se souvient d’une fille submergée par une sensation de décalage. Le retrait dans la solitude et le refuge dans la lecture étaient alors son échappatoire préférée. Les livres jouaient le rôle de rempart. Ils la protégeaient de la vie et de ses semblables. Et tous les personnages qui animaient les histoires de ses lectures et qu’elle affectionnait particulièrement étaient des orphelins de père. Et cet état de fait n’était pas anodin. Par ces lectures, Maïssa Bey cherchait à savoir comment ces personnages avaient vécu l’absence et le manque du père.
Si Maïssa Bey est un témoin précieux de la période coloniale, elle est également une fine observatrice de l’Algérie indépendante. Et c’est justement son intérêt ainsi que son attachement à son pays natal qui l’incitent à s’insurger contre toutes les voix qui érigent le nationalisme en valeur suprême et ont tendance à « essentialiser » les identités afin de les figer et de favoriser des comportements de repli sur soi. C’est en tant que femme qui assume sa spécificité et sa singularité et qui refuse les exclusions et les comportements conformistes structurés par le « licite et l’illicite » que Maïssa Bey se définit. Une femme qui écrit. Et qui interroge son acte d’écriture. C’est pour « combler les vides, pallier les manques et les insuffisantes », nous confie-t-elle. Mais pas seulement. Car l’écriture est pour cette femme « une quête […], c’est une façon d’aller à la rencontre du père ». C’est ce geste qui se répète chaque jour et qui « creuse, creuse, jusqu’à atteindre le lieu où prend forme l’insu en soi ».
Maïssa Bey écrit pour révéler au monde les mots muets des femmes réduites au silence Elle écrit pour se révéler à soi. Et en allant à la rencontre des autres. En dévoilant les faces secrètes de ses pairs, elle se dévoile, se découvre et devient ainsi l’Une. Et l’Autre. L’Une solitaire. Et l’Autre solidaire. Une femme. Ecrivaine. Solitaire et solidaire (A. Camus).
Nadia Agsous
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