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l’œuvre de Simone de Beauvoir en La Pléiade [2/2] (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 25.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

l’œuvre de Simone de Beauvoir en La Pléiade [2/2] (par Matthieu Gosztola)

 

Le langage et ses vertus :

Simone de Beauvoir, Mémoires, tomes I et II, édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone avec la collaboration d’Hélène Baty-Delalande, Alexis Chabot, Jean-François Louette, Delphine Nicolas-Pierre, Élisabeth Russo, et Valérie Stemmer, chronologie par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, n°633 et 634, 2018.

 

Sylvie Le Bon de Beauvoir, Album Simone de Beauvoir, iconographie commentée, Albums de la Pléiade, n° 57, 2018,  256 pages, 198 ill.

 

Simone de Beauvoir écrit dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée :

« Quand j’ouvrais mes livres d’anglais, il me semblait partir en voyage, je les étudiais avec un zèle passionné ; mais jamais je ne m’appliquai à acquérir un accent correct. Déchiffrer une sonatine m’amusait ; l’apprendre me rebutait ; je bâclais mes gammes et mes exercices, si bien qu’aux concours de piano je me classais parmi les dernières. En solfège, je ne mordais qu’à la théorie ; je chantais faux et ratais lamentablement mes dictées musicales. Mon écriture était si informe qu’on tenta en vain de la redresser par des leçons particulières. S’il fallait relever le tracé d’un fleuve, les contours d’un pays, ma mala­dresse décourageait le blâme. Ce trait devait se perpé­tuer. J’achoppai à tous les travaux pratiques et le figno­lage ne fut jamais mon fort.Je ne constatais pas sans dépit mes déficiences ; ilm’aurait plu d’exceller en tout. Mais elles tenaient à des raisons trop profondes pour qu’un éphémère éclat de volonté suffît à y remédier. Dès que j’avais su réfléchir, je m’étais découvert un pouvoir infini, et de dérisoires limites. […] Je crois aussi que je tenais pour négligeable le travail de l’exécutant parce qu’il me semblait ne produire que des apparences. Au fond, je pensais que la vérité d’une sonate était sur la portée, immuable, éternelle, comme celle de Macbeth dans le livre imprimé. Créer, c’était une autre affaire. J’admirais qu’on fît surgir dans le monde quelque chose de réel et de neuf. Je ne pouvais m’y essayer qu’en un seul domaine : la littérature. […] [J]e savais me servir du langage, et puisqu’il exprimait la substance des choses, il les éclairait ».

Le langage exprimerait la substance des choses ? On peut aller plus loin et, radicalisant, dire que, pour Simone de Beauvoir, le langage est notre substance. Ainsi que l’a affirmé récemment Valère Novarina, dans Voie négative (P.O.L) : « La plus profonde des substances, la plus miroitante, la plus précieuse des étoffes, la très-vivante matière dont nous sommes tissés, ce n’est ni la lymphe, ni les nerfs de nos muscles, ni le plasma de nos cellules, ni les fibres, ni l’eau ou le sang de nos organes, mais le langage. La langue est notre autre chair vraie. Nous sommes tressés par son architecture invisible, mus par le croisement et le combat des mots ; nous sommes nourris de leurs intrigues, de leurs jeux, de leurs dérives, pris dans leurs drames ».

Simone de Beauvoir ajoute dans ses remarquables Mémoires d’une jeune fille rangée : « J’aimais […] inventer des histoires ; dans la mesure où elles s’inspiraient de mon expé­rience, elles la justifiaient ; en un sens elles ne servaient à rien, mais elles étaient uniques, irremplaçables, elles existaient et j’étais fière de les avoir tirées du néant. […] J’avais spontanément tendance à raconter tout ce qui m’arri­vait : je parlais beaucoup, j’écrivais volontiers. Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l’oubli, il intéressait d’autres gens, il était définitivement sauvé ».

Simone de Beauvoir écrit et raconte (d’une manière dont se souviendra, par exemple, Annie Ernaux). Elle invente et retrace les événements. Et même lorsqu’elle le fait au passé, c’est toujours en faisant en sorte que se repose un futur dans le nid que composent adroitement les temps du passé, non un oiseau blessé mais un oiseau de proie, qui saura – de camusienne façon – partir à l’assaut du soleil et faire advenir le lendemain.

En cela, toute son entreprise d’élucidation par la parole peut être décrite, en un certain sens, en ayant recours aux travaux d’importance de George Steiner qui avance dans Réelles présencesles arts du sens : « Parler, que ce soit à soi-même ou à autrui, c’est, au sens le plus immédiat et le plus rigoureux de cette banalité insondable, inventer, et réinventer l’être et le monde. Une vérité formulée est, d’un point de vue ontologique et logique, “une fiction vraie”, l’étymologie de “fiction” nous renvoyant tout de suite à “création”. Le langage crée : par la nomination, comme lorsque Adam nomma toutes les formes et toutes les présences ; par la modification adjectivale, sans laquelle ne peut exister une conceptualisation du bien ou du mal ; il crée au moyen de la prédication, du choix du souvenir (toute l’“histoire” est logée dans la grammaire des temps du passé). Avant tout, le langage est le générateur et le messager du lendemain : il l’annonce ou il en provient. À la différence – et cette différence est fondamentale – du végétal, de l’animal, l’homme seul peut construire et analyser la grammaire de l’espoir. Il peut parler, il peut écrire sur la lumière du matin qui suivra son enterrement ou sur les mouvements ordonnés des galaxies tels qu’ils se présenteront un milliard d’années après l’extinction de sa planète. Je crois que cette capacité de faire et de défaire par la parole, de construire et de déconstruire l’espace et le temps, de créer des anti-faits et d’en parler […] fait de l’homme ce qu’il est. Plus précisément : parmi tous les instruments de l’évolution qui servent à la survie, c’est la capacité de conjuguer les verbes au futur – quand, comment la psyché a-t-elle acquis ce pouvoir à la fois monstrueux et libérateur ? – que je considère comme le plus important. Sans elle, les hommes et les femmes ne seraient rien de plus que ces “pierres qui tombent” dont parle Spinoza ».

Steiner développe ce point dans un article méconnu (« Le futur du verbe ») paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 2007 :« Du fait que le langage contient des conditionnels, des optatifs, des contrefactuels et des formes du futur du verbe, la grammaire est utopique. Toute grammaire est déjà une utopie. Nous connaissons bon nombre de langages qui ne contiennent pas les temps du verbe. L’hébreu, c’est un point capital, n’a pas les temps du verbe tels que nous les entendons dans les langues romanes ou anglo-saxonnes. Mais nous ne connaissons aucune langue sur la planète qui ne soit capable d’exprimer le futur, les futurs. Il semble que le caractère central du discours humain soit de pouvoir faire des énoncés, des propositions rationnelles sur des éventualités à une minute de maintenant, sur le lundi après-midi après nos funérailles personnelles ou sur des événements micro ou macroscopiques, à quinze ou trente millions d’années dans les galaxies, événements que nous pouvons décrire mathématiquement avec une précision totale mais aussi avec une précision linguistique normale. Je trouve cela, je l’ajoute, prodigieux. On s’en étonne beaucoup trop peu et je me demande s’il n’y a pas là un facteur absolument crucial de l’identité de l’homme ».

Et le philosophe ajoute dans Réelles présences : « Nous ne pouvons imaginer l’être – et imaginer est, immédiatement, un mouvement sémantique – sans ouverture discursive, sans la potentialité de mettre en question jusqu’à la mort. Au-dessus de son niveau végétatif minimal, notre vie dépend de notre capacité à dire l’espoir, de confier à des propositions hypothétiques et aux temps du futur nos rêves actifs de changement, de progrès, de délivrance. Pour de tels rêves, le concept de résurrection, central au mythe comme à la religion, constitue un enrichissement grammatical naturel. Et il se peut […] que la fantastique prodigalité des langues humaines, l’énigme de Babel, soit l’indice d’une multiplication vitale des libertés mortelles. Chaque langue dit le monde à sa façon. Chacune édifie des mondes et des anti-mondes à sa manière. Le polyglotte est un homme plus libre ».

À sa manière, Simone de Beauvoir fut, éperdument, une polyglotte. En sus de ses Mémoires (coffret de 2 volumes), l’Album  de la Pléiade qui lui est consacré nous permet de le mesurer.

 

Matthieu Gosztola

 


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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com