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L’histoire traverse nos peaux douces, Livre 1/Jack, Christine Bard (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 10.02.23 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman

L’histoire traverse nos peaux douces, Livre 1/Jack, Christine Bard, éditions Ixe, Coll. Fonctions dérivées, novembre 2022, 176 pages, 17 €

L’histoire traverse nos peaux douces, Livre 1/Jack, Christine Bard (par Yasmina Mahdi)

Les premiers pas

Il a dit : « Je vous donne le pays de Canaan, ce sera votre part d’héritage ».

En ces temps-là, on pouvait les compter : c’était une poignée d’immigrants ; ils allaient de nation en nation, d’un royaume vers un autre royaume (Psaume 104).

Que ma prière devant toi s’élève comme un encens (Psaume 140).

Christine Bard, née en 1965, est spécialiste de l’histoire des femmes et du genre. Elle dirige la Collection Archives du Féminisme aux PUR à Rennes. Elle est membre des comités de rédaction de la Revue Clio. Depuis 2004, elle dirige de nombreuses thèses sur un large spectre de l’histoire des femmes au XXème siècle. Son dernier ouvrage est : Les garçonnes, mode et fantasmes des Années folles (Autrement, 2021) ; L’histoire traverse nos peaux douces est le premier cycle autobiographique de la genèse de l’histoire intime et familiale de ses proches.

« Une peau morte exfoliée » chez l’esthéticienne, c’est peut-être la peau du père, Jack, dont la fille se fait la thuriféraire, père dont la parole constitue une liturgie et un rite. Les poèmes inédits de Jack Bard scandent donc cette sorte de journal intime. Christine Bard creuse la tombe paternelle, réouvre le caveau, cette boîte réduite dans laquelle repose pour toujours un corps, un individu irremplaçable. L’autrice retire du néant l’homme qui lui a donné la vie, l’arrache à la nuit, au froid, à l’ensevelissement. L’autrice élève un tombeau littéraire à la mémoire du père-poète tout le long de ce récit-épitaphe. L’écrivaine entame pour ce une traversée psychopompe à travers « ses souvenirs prolétaires », en bordure de Belgique, consignant des écrits choisis de Jack Bard qu’elle mélange aux siens. Elle tire hors du brouillard du Nord le corps paternel, hors du linceul, des rideaux et des dentelles maternelle et grand-maternelle, lui qui spécifiait : « Je suis d’un pays de nuages Où, lentement, le cœur s’emmaille Et se déchire dans le vent, Où les rêves tournent sans trêveDans les brouillards qui les font naître, […] ».

Christine Bard décortique, émonde, détricote et dénoue les motifs de la trame littéraire de ce père autodidacte, esthète né dans un milieu modeste, prisonnier de « sa petite ville de province ». Jack est le portrait d’un fils de prolétaires, d’une condition, celle d’un enseignant du secondaire, le tableau d’un coin de France situé au sein d’« une zone opérationnelle d’habitat », « à l’Épinette ». Dans cette contrée traversée par la Sambre, nombreuses furent les femmes de tête et de pouvoir. Jack Bard, quant à lui, étudie les choses anciennes de Jeumont durant son temps libre, ville où les activités ferroviaires et métallurgiques ont légué de grands ensembles industriels le long de la Sambre, qui tendent à scinder la ville en deux : « Qui se souviendra dans cent ans / De ces hauts-fourneaux rougeoyant L’horizon noir des ciels de Sambre ? ». Les plantes, les beaux objets, la nature et les vieilles pierres représentent « le paradis perdu » du père disparu.

Le sablier du temps recouvre tout, l’anonymat assourdissant de la classe laborieuse, absente des grands livres d’histoire. De plus, trouer l’épais (et coupable) silence qui entoure « la sale guerre » d’Algérie et son cortège atroce de crimes, n’est guère simple, comme par exemple « ce qu’il ne faut pas voir, ce sont ces photos de cadavres alignés sur une place de village en plein soleil ». L’historienne-romancière établit alors un diagnostic personnel à partir d’archives et de photographies, interrogeant au passage la conscience de gauche, remontant aux « “à nous, les enfants de ces enfants de la guerre, qui firent eux-mêmes la guerre, une sale guerre ». Elle traverse le pont de la dislocation du temps, pour rejoindre « le/la » père, l’arc-bouter à une cause. Mais écrire, n’est-ce pas s’affranchir ?

 

Yasmina Mahdi


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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.