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L’époque de la peinture, Prolégomènes à une utopie, Jérôme Thélot (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 22.04.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Essais

L’époque de la peinture, Prolégomènes à une utopie, Jérôme Thélot, L’Atelier contemporain, février 2024, 160 pages, 20 €

L’époque de la peinture, Prolégomènes à une utopie, Jérôme Thélot (par Didier Ayres)

 

Ambiguïté de la peinture/ambiguïté de l’utopie

Je viens de passer quelques heures en compagnie du livre que Jérôme Thélot a fait paraître récemment. Il avance une thèse hardie et très intelligente, en parlant des lieux d’utopie de la peinture, et bientôt de l’utopie au sens général à laquelle la peinture pourrait donner accès. Pas avec une langue absconde ou amphigourique, mais par une analyse qui suggère au lecteur de faire sienne cette hypothèse, voire cette théorie. À savoir, que la peinture de Manet, de Hals, de Poussin, de Zurbaran, de van Velde, par exemple, se trouve être davantage des pensées que des choses. Une peinture qui pense.

Et ce regard qui pense surgit dans une sphère hantée par le silence et en même temps par le cri – le Tres de mayo de Goya ou celui de Munch, entre autres.

L’objet peinture est un vrai faux silence. Il conjure le silence. Il bruit aussi de toutes les analyses, exégèses, et encore de tout le discours muet que l’on se tient à soi dans la contemplation du tableau, son ruminement. Nous broutons donc le tableau avec notre causerie intérieure. Car cette pensée de la peinture est, en somme, dialectique, nous jetant du bruit à l’aphonie, de la raison à la démence, du rationnel à l’irrationnel. Elle fait entendre la durée, tout autant historique que cyclique que matière et pensée. Elle signe aussi les époques. Le silence de la peinture est silence du monde, monde qui ne peut échapper aux courants des époques, lesquelles s’ensevelissent physiquement dans le royaume des morts, où seules les figures dantesques sont susceptibles de tenir discours, mais nous sommes déjà dans le poème.

« D’abord, l’image naît d’une réponse au cri originaire ; puis la subjectivité parvient à soi, élargie par le don de la peinture ; ensuite, un poète et un peintre, deux amis, s’emploient ensemble à guérir la représentation de sa violence innée ; enfin, l’art d’Irène fait son œuvre : répare la peau du monde, restaure les vies détruites, refait belles les apparences ».

L’image peinte (comme le poème de Dante) est utopie. Elle n’existe que par ce que le peintre exige de son propos pictural (différent sans doute du discours que tient l’intelligence discursive sur son tableau). Le tableau est utopie pour le peintre. Pensée donc qui surgit peut-être après des esquisses graphiques, d’un rêve ou de nulle part, mais qui propose très nettement, notamment dans la peinture de paysage, des utopies faites lumière ; dans les paysages de Poussin, dans le recommencement du paysage qui confine le spectateur à une utopie paysagère réalisée.

J’interprète beaucoup ce livre, mais il m’a donné une telle joie de concevoir, que je me suis pris au jeu des antithèses : peinture comme : voir et ne pas voir, mourir et ne pas mourir, pulsion et non-pulsion, histoire et non-histoire, nature et non-nature, temps et non-temps, vie et non-vie, visible et invisible. La peinture participe de ces ambiguïtés, fortement antithétiques. Et tout cela pour réaliser un monde, celui du peintre, qui a toutes les qualités d’une pensée, quand, avec ses images purement organisées comme utopie, il projette sa propre organisation idéale. Pour le peintre, chacune de ses toiles est idéale, comblée en quelque sorte.

Penser un univers plastique qui pourrait se figer et ne se pas figer dans une immobilité provisoire, jusqu’à ce que l’utopie vienne en découdre avec l’âme du peintre, voilà pour le but extérieur. Le peintre habille les objets, les formes, les portraits, les paysages, de son vêtement personnel, créations supérieures à la matière, utopie supérieure car monde inventé. Le peintre délivre et se délivre. En ce sens la peinture joue et vainc la mort. Elle s’articule souvent, même en l’ignorant, à l’île de Thomas More. En tout cas, ce qui en résulte pour le spectateur/parleur esthétique, c’est qu’il témoigne de lui-même dans sa plus haute grandeur, grandeur qu’il répète à chacune des peintures qu’il observe.

« La question de savoir si l’utopie dont on vient de lire les prolégomènes est plausible ou non, ne se pose pas. Il s’est agi dans les pages précédentes de formuler les principes d’une philosophie de la peinture qui articulent non pas une histoire plausible ou non, mais l’historial d’une époque possible où la peinture eût fait, ou bien ferait, notre salut ».

Le tableau est possible alacrité, saisissement, ravissement du goût, et dispersion aussi, éclatement des commentaires, fragments d’une utopie personnelle, sorte de possession/dépossession. Pour finir, la peinture est parousie du réel, échange métaphysique, preuve de l’existence de l’idée, de la pensée, du regard métempirique sur les choses et les êtres.

 

Didier Ayres



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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.