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L’Abattoir de verre, J. M. Coetzee

Ecrit par Nathalie de Courson 24.08.18 dans La Une Livres, Afrique, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Seuil

L’Abattoir de verre, août 2018, 166 pages, 18 €

Ecrivain(s): John Maxwell Coetzee Edition: Seuil

L’Abattoir de verre, J. M. Coetzee

 

Sait-on bien vers où l’on s’embarque lorsqu’on entre dans un livre de J. M. Coetzee ? Malgré sa prose limpide et le retour d’un personnage connu de ses lecteurs : Elizabeth Costello – la vieille écrivaine australienne éponyme du roman de 2003 – cet auteur nous fait sciemment perdre dans L’Abattoir de verre sextant et boussole.

Moral tales est le titre anglais de ce recueil de sept histoires écrites entre 2003 et 2017, et dont la deuxième est un récit d’adultère tranquillement amoral intitulé Histoire sans plus. Autre élément surprenant : l’auteur a voulu que Moral tales paraisse d’abord en traduction espagnole à Buenos Aires et à Madrid sous le titre de Cuentos morales, comme s’il voulait marquer ses distances envers sa langue et les pays anglo-saxons. Serait-il proche d’Elizabeth Costello qui, d’un récit à l’autre, après avoir refusé de vivre ses vieux jours à Nice près de sa fille Helen, repousse énergiquement l’offre de son fils John de s’établir près de lui à Baltimore, car « venant d’une Australie qui bave littéralement devant son maître américain », elle ne veut pas se « fixer dans le ventre du Grand Satan » ?

C’est dans un village perdu du centre de la Castille que cette extravagante va choisir de vivre au grand dam de ses enfants à partir du cinquième récit, La Vieille dame et les chats, entourée d’une multitude de chats demi-sauvages qu’elle nourrit, fidèle à la volonté de protéger les animaux qu’elle avait développée dans le roman Elizabeth Costello. Elle a également adopté un villageois exhibitionniste et simple d’esprit que les services sociaux voulaient enfermer en institution sécurisée.

Cette question du logement (très perceptible dans les deux romans précédents : Une Enfance de Jésus et LEducation de Jésus), question du lieu que l’on élit ou auquel les autres – aussi bien intentionnés soient-ils – voudraient vous assigner, est une des pistes que l’on peut essayer de suivre dans ce livre. Se pose aussi plus largement la question de la place que l’homme occupe parmi les autres espèces vivantes dans des textes aux accents parfois augustiniens, voire pascaliens : la troisième histoire s’intitule Vanité,et dans la quatrième, John Costello qui est astrophysicien espère voir dans son télescope « Dieu peut-être, lui qui n’a pas de dimensions. Caché ». Mais Dieu n’est pas une voie de salut au XXIème siècle et sa mère rétorque : « Eh bien, j’aimerais bien le voir, moi aussi. Mais il semble que je n’en sois pas capable. Dis-lui bonjour de ma part. Dis-lui que je passerai un de ces jours ».

Elizabeth Costello et ses enfants discutent et raisonnent beaucoup dans L’Abattoir de verre, livre essentiellement composé de dialogues directs, téléphoniques, épistolaires, entre les enfants Costello, porteurs d’un solide sens commun, et leur terrible mère qui développe – avec plus d’hésitation et moins de lourdeur que dans le roman de 2003 – des idées fantasques et inabouties, car le personnage, aux dires de l’auteur, traverse une crise morale. On peut d’ailleurs regretter que l’éditeur français de Moral tales,lorsqu’il prend pour titre du livre celui du dernier récit, L’Abattoir de verre, tende à estomper cet aspect ironiquement didactique assumé par Coetzee. Elizabeth Costello vit en connaissant ce que l’homme fait subir aux animaux et ne le supporte pas, ce qui l’amène à philosopher et à juger Heidegger aussi misérable, quand il se livre à des transports sexuels avec son étudiante Hannah Arendt, que la tique asservie à son appétit de sang dont le philosophe se plaît à constater l’expérience appauvrie du monde. Pour opposer sa propre empathie à l’insensibilité qu’elle prête à divers philosophes, la vieille romancière imagine la construction d’un abattoir en verre que l’on placerait au milieu des villes et qui montrerait à tout le monde, à l’aide de quelques tueries par jour, ce que l’on voit, entend et sent dans un abattoir. Mais Coetzee ne se soucie pas de nous faire, avec ce dispositif, de plates leçons de morale antispéciste, et son personnage met elle-même son empathie en soupçon : l’idée que l’on a un accès à l’état intérieur des animaux est une production de la fin du dix-huitième siècle en Europe et un peu plus d’humilité s’impose aujourd’hui.

A travers les interrogations tourmentées d’Elizabeth Costello, Coetzee nous confronte, avec sa sensibilité aux problèmes de notre temps, à une crise globale des croyances qui se confondent avec des sentiments brumeux : « Mes croyances semblent avoir été recouvertes par le brouillard et la confusion », dit lucidement le personnage. Peut-on croire au moins dans la littérature ? La plupart des récits du recueil entrent explicitement en résonance avec l’œuvre de divers écrivains : Musil, Tchekhov, Thomas Hardy, Kafka, Yeats et Dostoïevski, pour douter contre ces deux derniers que la beauté puisse sauver le monde, et pour suggérer qu’il est « démodé » de célébrer à la manière de Keats le coucou que l’on entend chanter simplement dans un bois. « Je suis celle qui pleure », dit à plusieurs reprises Elizabeth Costello.

Mais les questionnements du personnage masquent de moins en moins au fil du livre une « vérité vraie », formulée d’abord dans le récit intitulé Mensongespar John Costello, dont les phrases édulcorées pour persuader sa mère d’entrer en maison de retraite contiennent en sous-conversation :

La vérité vraie, c’est que tu es en train de mourir. La vérité vraie, c’est que tu es déjà sans défense, que demain tu seras encore plus démunie, et ainsi de suite, jusqu’au jour où il n’y aura plus d’aide du tout. La vérité vraie, c’est que tu n’es plus en mesure de négocier. (…) Tu ne peux pas dire Non au tic-tac de la pendule. Tu ne peux pas dire Non à la mort.

Elizabeth s’avoue enfin elle-même vulnérable dans le dernier récit :

Je ne suis plus moi-même, John. Mon esprit est touché. Je n’arrive plus à me concentrer. J’ai vu le médecin. Il veut que j’aille faire des tests en ville. J’ai rendez-vous avec un neurologue. (…) Je perds la boule.

Puis elle lui raconte de but en blanc un reportage télévisé sur une ferme-usine où les poussins sont placés sur un tapis roulant devant des ouvriers qui examinent leurs organes génitaux et les envoient, si ce sont des mâles, se faire broyer dans des roues dentées pour nourrir du bétail. Sa dernière croyance, ajoute-t-elle, est que ces poussins n’aient pas croisé sa route en vain :

C’est pour eux que j’écris. Leur vie fut tellement brève, si facile à oublier. Je suis l’unique être de l’univers qui se souvienne encore d’eux, si nous mettons Dieu à part.

Dans les méandres où il nous fait circuler, Coetzee aime saisir les moments de ce type où une scène vient soudain révéler une détresse. C’est de cette manière directe qu’agit déjà sur nous la remarquable première histoire du recueil, Le Chien, en nous mettant face à la simple peur d’une jeune femme qui, passant tous les jours devant une grille pour se rendre à son travail, est guettée par un molosse non castré qui « se jette contre le portail, hurlant son envie de l’attaquer et de la mettre en pièces » et darde sur elle, « dans ses yeux jaunes, la haine à l’état pur ». Malgré tous les raisonnements que chacun peut développer, le monde est foncièrement hostile et une proie reste une proie. Cette manière de se placer du côté des proies, mâles ou femelles, animales ou humaines, en un lieu où la vulnérabilité d’une jeune femme devant un chien ou d’une vieille femme devant la décrépitude ne sont pas tout à fait sans rapport avec celle d’un poussin qui sera broyé vif, est ce qui nous émeut le plus profondément dans les livres de J. M. Coetzee.

 

Nathalie de Courson

 


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A propos de l'écrivain

John Maxwell Coetzee

 

John Maxwell Coetzee, né au Cap en 1940, vivant aujourd’hui à Adélaïde, en Australie, est l’auteur de treize romans, trois romans autobiographiques, plusieurs recueils de nouvelles et d’essais traduits dans une trentaine de langues et abondamment primés. Deux d’entre eux, Michael K, sa vie, son temps, et Disgrâce, ont été couronnés par le prestigieux Booker Prize. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2003 pour une œuvre « qui dans de multiples travestissements expose la complicité déconcertante de l’aliénation ». Coetzee se définit cependant comme un « bâtisseur d’histoires » et refuse de passer pour une instance morale.

 

A propos du rédacteur

Nathalie de Courson

 

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Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid, agrégation de Lettres, doctorat de Littérature française, enseignement (beaucoup). Publications : Nathalie SarrauteLa Peau de maman (L’Harmattan) ; Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin) ; articles dans les revues Poétique, Equinoxes, La Cause littéraire ; traductions de l’espagnol, dont, en 2017, le roman (traduit du castillan et de l’aragonais) Où allons-nous d’Ana Tena Puy (La Ramonda/Gara d’Edizions).

Auteur d’un blog http://patte-de-mouette.fr/