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Journal de voyage, Albert Einstein (par Jean-François Mézil)

Ecrit par Jean-François Mézil le 02.07.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Journal de voyage, Albert Einstein, Rivages, mai 2019, 182 pages, 18 €

Journal de voyage, Albert Einstein (par Jean-François Mézil)

 

Après des conférences en Europe et une tournée aux États-Unis, Einstein est invité au Japon. Il embarque à Marseille avec Elsa, sa seconde femme, pour un voyage de près de six mois (du 7 octobre 1922 au 15 mars 1923). Port-Saïd, Colombo, Singapour, Hong Kong et Shanghai sont sur sa route, avant d’atteindre l’archipel nippon. Au retour, Jérusalem et la Palestine et, pour finir, l’Espagne.

Journal de voyage… le titre fait rêver. Il faut toutefois prendre ce livre pour ce qu’il est : un ramassis de notes prises au fil des jours et rédigées en style télégraphique : « Belle vue sur le Stromboli. Dix-huit heures, Naples. Nuages gris sur le Vésuve, ciel couvert ». Çà et là, quelques croquis et des détails pour le moins intimes (« inflammation de l’intestin avec d’horribles hémorroïdes », par exemple) qui prouvent le caractère strictement privé du journal. Écrites par quelqu’un de moins célèbre, ces notes n’auraient jamais été exhumées. Et pourtant, malgré ça, elles nous font approcher l’homme dans son quotidien. Un quotidien bousculé par la célébrité : Einstein déchaîne les passions. Au fil de ce journal, on mesure la renommée du savant. Renommée qui s’accroît au cours du voyage : « La nouvelle selon laquelle on me décernait le prix Nobel m’est parvenue par télégraphe à bord du Kitano Maru, peu avant mon arrivée au Japon ».

Une « foule grouillante » l’accueille à chaque port et se presse à ses conférences. Des hordes de journalistes se ruent sur lui : « Arrivée à Tokyo ! […] Étions complétement aveuglés par d’innombrables flashes au magnésium ». Chacun veut immortaliser la rencontre : « Sur le bateau on me photographie beaucoup ». Le savant se prête au jeu de bonne grâce : « sempiternelles séances de photos avec de joyeuses écolières d’Osaka ». Un jeu toutefois harassant : « Arrivée à l’hôtel, complétement épuisé » ; « j’étais mort, et c’est mon corps qui est reparti à Moji où il a encore été traîné à un Noël pour enfants ».

On sent quelqu’un de foncièrement attentionné (« nous sommes vite rentrés à la maison où je dus garnir d’autographes une petite pile d’albums » ; « grande fatigue mais les gens sont gentils), et de profondément humaniste. Ainsi, les Indiens lui paraissent « des nobles métamorphosés en mendiants » ou « des mendiants aux corps de rois ». Et quand il se déplace « dans des voiturettes tirées au pas de course par des hommes herculéens », il a « vraiment honte d’être complice d’un traitement si horrible de l’être humain ». Mais il faut se plier à l’usage : « les coolies à pousse-pousse nous ont assaillis. Après une longue et vaine résistance, nous avons capitulé. Ils considèrent comme une effronterie qu’un Européen se déplace à pied ». Il essaie de compenser en se montrant généreux : « nos cinq roupies ont tellement enthousiasmé le tireur de pousse-pousse qu’il nous a apporté des bananes au train en guise d’adieux ».

Quoi qu’il advienne, il reste courtois et garde pour lui son sens critique : « Après le coucher de soleil, journalistes dans le train. Habituelles questions idiotes ». Ou encore : « Vers le soir, trajet jusqu’à la plantation de palmiers de Frankel. Arbres magnifiques, personnes banales ». On devine chez lui un intérêt certain pour les femmes : « plantureuses » à Marseille ; « fleuries » au Japon ; à Shanghai, « serveuses gracieuses » ; « Cingalaise jeune et distinguée, belle comme le jour » ; au bord du lac de Tibériade, « jeune Juive ravissante » ; « de délicates petites dames » sur le pont du Kitano Maru ; et que dire de la Japonaise, « cet être semblable à une fleur » !

Conférences et mondanités de tous ordres, son agenda ne lui laisse aucun répit. Car en plus des interviews, on lui demande de jouer du violon : « Après le repas, j’ai dû prononcer une allocution et jouer du violon (Sonate à Kreuzer) ». Ce n’est qu’à la fin du voyage que, « moyennant de nombreux mensonges », il s’offre une « escapade en cachette à Tolède. Un des plus beaux jours de ma vie ». Mais dès le lendemain, « audience par le roi et la reine-mère », conférence à l’université et, le soir, grande réception chez l’ambassadeur d’Allemagne : « soirée punition, comme toujours ». Aussi met-il à profit les temps de traversée (qui offrent « une existence magnifique à celui qui médite – comme un monastère ») pour continuer ses travaux scientifiques : « Hier, j’ai converti les équations du vide électromagnétiques dans le sens de la géométrie de Weyl ».

On trouve, en annexes, des lettres et des discours qui ont l’avantage d’être rédigés. Ainsi ses Impressions de Palestine où l’on peut lire : « j’ai constaté à de nombreuses reprises les relations d’amitié entre les travailleurs juifs et les Arabes. Je crois franchement que toutes les difficultés viennent uniquement des intellectuels et pas seulement de ceux d’origine arabe ». Certaines affirmations du savant choqueraient aujourd’hui, mais il faut les replacer dans le contexte de l’époque. Une époque où le français était parlé bien plus qu’aujourd’hui : l’impératrice du Japon échange avec lui « quelques paroles aimables en français » ; à Jérusalem, « conférence (en français) dans le bâtiment de la future université ». Au Japon, Einstein est sensible à l’architecture, aux modes de vie et à l’art : « Les domaines où l’art japonais excelle sont, pour moi, la peinture et la sculpture sur bois » ; « La musique japonaise, dont on sait qu’elle s’est développée, en totalité ou en partie, indépendamment de la nôtre, a éveillé chez moi le plus grand intérêt ».

On a pour lui de délicates attentions. On lui offre un album de croquis d’Hokusai : « J’accepte avec joie mais d’une main tremblante les splendides reproductions d’œuvres d’art sino-japonaises que vous m’avez offertes ». À Fukuoka, la patronne de l’hôtel « s’incline près de cent fois, genou à terre et la tête vers le sol ». Le lendemain, elle lui présente « six pièces de soie » ainsi qu’un « paquet de pinceaux et de l’encre japonaise, et je dois barbouiller le tout avec mon nom ». Par opposition avec la société japonaise, il dénonce « l’individualisme sans limites » qui affecte les villes européennes et risque de s’étendre : « de grandes valeurs sont mises en danger par l’adoption sans discernement des modes de vie européens. Le Japon peut accepter l’action civilisatrice de l’Europe et de l’Amérique ; mais il doit savoir que son âme a plus de valeur que toutes ces babioles qui brillent en apparence ».

La situation de l’Allemagne continue, bien sûr, de le préoccuper : « lecture des numéros de la Frankfurter Zeitung envoyés de Tokyo […] triste Europe ! » ; « informations sur la grève des chemins de fer en France et les représailles incessantes dans la Ruhr ». Au retour, il sera lui-même victime de ces représailles : « à Marseille, dangereux de parler allemand. À la gare, le directeur du fret refuse d’expédier nos bagages à Berlin ou même à Zurich ». Leurs valises devront être envoyées à Amsterdam !

Le voyage se situe quelques mois après l’assassinat (par des activistes d’extrême droite) de Walther Rathenau (le 24 juin 1922, à Berlin). Issu d’une famille juive et ministre des Affaires étrangères, Rathenau était un ami d’Einstein. L’invitation au Japon a permis au physicien de prendre le large : « je me suis réjoui que l’occasion me soit donnée d’une longue absence hors d’Allemagne, laquelle me tirait d’un danger momentanément accru ». Dans un discours prononcé lors d’une réception au Quest Clubde Shanghai : « Quand j’étais étudiant en Suisse, je ne savais même pas que j’étais juif. Je me contentais de savoir simplement que j’étais un homme ». Et lors d’une réception à Singapour, il précise : « Je suis heureux d’affirmer que la science appartient à toutes les nations », faisant référence au numerus clausus qui restreint le nombre d’étudiants juifs admis dans les universités de l’est de l’Europe.

On sait que peu après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il décidera de ne plus revenir en Allemagne.

 

Jean-François Mézil

 


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A propos du rédacteur

Jean-François Mézil

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Jean-François Mézil est né à Cannes. Il vit et écrit à Lautrec. Il a publié, à ce jour, trois romans.