Journal de guerre, Ingeborg Bachmann (par Léon-Marc Levy)
Journal de guerre, 2011, Trad. De l'allemand Françoise Rétif, 119 p. 16 €
Ecrivain(s): Ingeborg Bachmann Edition: Actes SudLe « Journal » de guerre d’Ingeborg Bachmann, à proprement parler, occupe dans ce petit livre 15 pages. 15 pages écrites par une jeune fille de 18 ans, autrichienne, fille d’un père nazi convaincu et d’une famille et d’un voisinage qui ne le sont pas moins. On est en 1945 et les alliés (essentiellement les Britanniques) occupent le pays après la libération.
La première surprise du lecteur est là. Ces pages de journal d’adolescente n’ont rien d’éblouissant, ni dans la forme, ni dans le contenu et à la page 34 (fin du « journal » déjà !) on se demande un peu s’il était besoin de publier ces lignes somme toute banales, ne présentant apparemment d’autre intérêt que d’être les premières traces d’écriture de celle qui va devenir la plus grande poétesse et auteure de langue allemande de l’après-guerre.
Oui mais. Un événement nous a retenus un peu dans le « journal » : la rencontre d’Ingeborg avec un jeune soldat « libérateur » britannique. Jack Hamesh. Il a une double particularité identitaire : il est autrichien et juif. Pendant la montée des persécutions antisémites, en 1938, il a réussi à s’enfuir vers l’Angleterre. Et son engagement dans l’armée britannique, sa connaissance parfaite de l’allemand, l’ont ramené en 45 vers sa terre natale.
Dans le « Journal » l’événement est – presque – anodin. Une rencontre, deux adolescents, un peu d’amour peut-être, de la part d’Ingeborg. Beaucoup, sûrement, de la part de Jack.
Mais voilà ce qui fait basculer ce petit livre dans une expérience majeure de lecture et de conscience : Le « Journal » de 15 pages de la jeune fille est suivi de 42 pages de « lettres de Jack Hamesh à Ingeborg Bachmann ». Le jeune soldat a quitté Vienne début 46 pour rejoindre ce qui sera le destin de milliers d’enfants et de jeunes gens juifs rescapés du désastre européen : il va rejoindre le sud de l’Italie avant de rallier la Palestine où se construit, plus que jamais, le foyer juif qui donnera naissance 2 ans plus tard à l’état d’Israël. Et ces lettres sont un témoignage brûlant de ce qu’ont vécu ces jeunes gens : endosser une identité radicalement nouvelle, une langue inconnue (l’hébreu), un pays aussi différent que possible de leurs pays d’origine d’Europe centrale et surtout une conscience d’eux-mêmes qui va, peu à peu, transformer ces êtres qui n’ont rien connu d’autre que la honte-de-soi et la terreur, en hommes, en femmes, en soldats, en citoyens d’un pays qui se construit et – à tort ou à raison – dans l’orgueil de soi !
On ne peut s’empêcher de penser à Aharon Appelfeld et à son « Garçon qui voulait dormir » (L’Olivier 2011). C’est le même petit héros. La seule différence est qu’il est plus âgé que le petit Erwin (double d’Aharon Appelfeld). Le bouleversement vécu, l’incroyable métamorphose est la même. Quant au chemin parcouru, il est de l’ordre de l’hallucination : de la découverte de la mort programmée par les hordes nazies à celle, hagarde, de paysages inconnus, de sonorités jamais entendues, à la naissance enfin d’un être nouveau qui apprend – pour toujours – la fierté de soi et l’appartenance à une nation.
« La jeunesse qui grandit ici est bien bâtie, fière sans préjugés, simple et ne présente ni la peur des persécutions ni les complexes d’infériorité dont souffrait le jeunesse juive en Europe. » écrit Jack à Ingeborg.
Du coup, rétroactivement, c’est le « Journal » d’Ingebor Bachmann, qui semblait à première lecture anodin, qui s’en trouve soudain éclairé d’une autre lumière. Elle avait fait, alors que les feux de la guerre étaient encore brûlants, avant tout le monde encore « nazifié » qui l’entoure, tout le chemin du rejet radical des idéaux immondes de ses parents, de son peuple, de sa nation ! On relit autrement cette phrase :
« Tous parlent de moi, naturellement aussi toute la parenté : « Elle va avec le Juif ». Et maman est naturellement très nerveuse à cause des commérages, et elle ne peut absolument pas comprendre ce que tout cela signifie pour moi ! »
Et, un peu plus loin :
« Alors je lui ai dit que je ferai dix allers et retours dans Vellach et Hermagor avec lui, et si tout le monde est choqué, eh bien tant mieux ! »
Tout petit livre et pourtant un condensé d’un bouleversement qui concentre l’hallucination collective de l’immédiate après-Shoah. Livre à lire d’un trait (il est très court) parce que le sens est dans le flux continu, et qu’il nous laisse deux figures inoubliables : Ingeborg Bachmann et son petit amoureux juif de 1945 (*) !
Léon-Marc Levy
(*) : Dans la postface de Hans Höller (éditeur original de ce livre) on lit cette anecdote saisissante (c’est Höller qui parle) : « Lorsqu’un jour, me trouvant auprès de la communauté israélite de Vienne, je fis part à Wolf-Erich Eckstein de mes scrupules d’avoir livré au public les lettres d’un disparu, il me rétorqua en riant : « Pensez donc, qui se serait jamais intéressé à l’histoire de cet homme sans ce livre ! »
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