Jean-Philippe Jaworski, Folio (par Didier Smal)
Edition: Folio (Gallimard)
Janua Vera, juillet 2023, 496 pages, 10,20 €
Gagner la guerre, novembre 2023, 992 pages, 13,50 €
Rois du monde, Même pas mort, septembre 2023, 464 pages, 9,20 €
Chasse royale, De meute à mort, septembre 2023, 480 pages, 9,20 €
Chasse royale, Les grands arrières, septembre 2023, 608 pages, 9,70 €
Chasse royale, Curée chaude, septembre 2023, 752 pages, 10,20 €
À la faveur d’un programme de réédition au format Poche des récits et romans publiés par Jean-Philippe Jaworski depuis Janua Vera en 2007, jusqu’à la quatrième branche (branche, comme pour le Mabinogi) de Chasse royale en 2020, on se penche à nouveau (on avait déjà évoqué ici le recueil de nouvelles Le Sentiment du fer) sur une œuvre qui certes est siglée fantasy mais est de haute volée littéraire.
Cette œuvre foisonnante se compose pour l’heure de deux pans, les récits du Vieux Royaume et le cycle Rois du monde. Le premier se déroule dans un univers médiéval, ou plutôt renaissant, purement imaginaire même si inspiré clairement de la Méditerranée des quinzième et seizième siècles, en particulier Florence, modèle de Ciudalia ; le second raconte la vie d’un héros celte légendaire, Bellovèse, du sixième siècle avant notre ère ; les deux sont riches en histoires passionnantes, auxquelles on reprochera juste éventuellement d’être souvent sanglantes (mais la violence, bien que décrite avec précision et, on le soupçonne, un rien de complaisance, est toujours narrativement justifiée), peuplées de personnages complexes, qu’ils soient rois, sénateurs, soudards ou simples manants.
En 2007, les huit nouvelles de Janua Vera sont autant de fenêtres ouvertes sur le Vieux Royaume, création de Jean-Philippe Jaworski dont il propose la visite en huit points de vue pour quasi autant de tonalités et d’inspirations. Ces inspirations, Jaworski donne un aperçu de leurs sources, variées, étonnantes, au travers d’un jeu d’épigraphes qui, choisies avec sagacité, annoncent chacune le récit qui la suit : Aloysius Bertrand, Saint-John Perse, Paul Éluard, Borges, Rutebeuf, Jung, Chrétien de Troyes, Christine de Pisan et Hugo, cela laisse à imaginer la façon dont s’est constitué l’imaginaire de l’auteur – dont la première nouvelle, éponyme du recueil, est digne d’un Borges, justement, tant par son rapport aux récits médiévaux que par son aspect tragiquement marmoréen.
Janua Vera se joue des conventions et des attentes, dans une langue riche, tant par sa syntaxe que par son lexique, racontant dès l’ouverture la chute, légendaire voire mythologique, du Vieux Royaume dirigé par le Roi-Dieu Leodegar, puis refusant de trancher entre une inspiration clairement renaissante (Mauvaise donne a pour cadre la ville de Ciudalia, récurrente dans les récits du Vieux Royaume – une nouvelle du Sentiment du fer s’y déroulait –, et pour personnage principal un certain Benvenuto, et l’on pourrait se croire dans la Florence des Médicis) et une veine médiévale dérivée des romans de chevalerie (Le Service des dames, la nouvelle dont l’épigraphe est signée Chrétien de Troyes : « Qui aus dames enor ne porte/La soe anor doit estre morte »), avec un rien de merveilleux présent sous la forme d’un doute (la nouvelle Une offrande très précieuse raconte-t-elle un rêve, aussi violent et guerrier fût-il ?) ou d’un être sur lequel le temps n’a pas prise (Le Conte de Suzelle, placé sous le signe de Christine de Pisan, probablement la nouvelle la plus mélancolique et sublime à la fois de Jaworski).
Sentiments nobles, cruauté occasionnelle, profondeur psychologique, stratagèmes politiques machiavéliques, violence guerrière décrite avec précision (Jaworski maîtrise l’art, rare, de décrire le combat, aussi chaotique soit-il), description d’un quotidien renaissant, tant dans la cité qu’à la campagne, tout cela se retrouve, séparément ou entremêlé dans les huit nouvelles de Janua Vera. On peut y ajouter un art certain de la narration et de la manipulation du lecteur. Ainsi, l’humour est omniprésent dans Jour de guigne, où « notre héros », appellation souriante eu égard au statut du personnage principal et à son sort, vit mésaventure sur mésaventure, lui qui est atteint du « Syndrome du Palimpseste », maladie pré-imprimerie aux effets secondaires et principaux catastrophiques. Mais le jeu sur la narration atteint un sommet avec Le Confident, qui possède la gravité des plus beaux récits de fantasy et offre un retournement final à tout le moins troublant.
Le Vieux Royaume est aussi le cadre de Gagner la guerre, récit au long cours publié en 2009 et dont le narrateur et personnage principal est le héros de la nouvelle Mauvaise donne, « Benvenuto Gesufal, assassin émérite de la Guilde des Chuchoteurs, maître espion de son excellence le Podestat de la République », qui rend le lecteur complice de ses « calembredaines » : « Et si, en définitive, il y avait une intention louche derrière toute histoire divertissante ? Et si mon lecteur, à bien réfléchir, était autre chose que mon lecteur ? […] Vous qui êtes en train de me lire, ne le faites-vous pas pour vous distraire ? Et, quoique vous sachiez que je suis une inqualifiable crapule, n’êtes-vous pas un peu mon ami ? ».
Si, bien sûr, que le lecteur devient « un peu » l’ami de Benvenuto Gesufal lorsqu’il raconte des événements se déroulant dix-huit mois après ceux de Mauvaise donne, avec une truculence régulièrement plaisante et malgré le caractère canaille pour dire le moins du narrateur et une violence omniprésente – normal, il est l’instrument (« j’étais le pion très exactement au centre du jeu ») d’une politique tortueuse menée par le Podestat Ducatore, qui dit lui-même à une femme le qualifiant d’« odieux » : « Je sers l’État, ce qui implique que je dois parfois lui sacrifier certaines valeurs. Mais c’est parce que la République est portée par des êtres tels que moi que les personnes de qualité comme vous peuvent se permettre le luxe d’une moralité sans faille ». Mais revenons-y : Benvenuto, juste un instrument ? Pas si sûr, lui qui pénètre les machinations de son patron et la psyché de son entourage (de Clarissima, la fille de Ducatore, il pénètre aussi le corps, dans la seule scène ratée car à certains égards inutile de Gagner la guerre), lui qui prend des initiatives stratégiques – dont une évasion spectaculaire digne des films à grand spectacle hollywoodiens.
Cette comparaison montre la puissance et, probablement, la limite de la narration selon Jaworski : l’auteur oscille avec régularité entre des scènes d’action menées tambour battant et des considérations d’une certaine profondeur sur son propre univers narratif, à moins qu’il s’agisse du nôtre : « Quand il fredonnait une canzone, quand il dressait un catalogue de perruches, quand il comparait les perspectives conique et cavalière, le sénateur Phaleri œuvrait bien sûr à effacer la guerre, à la reléguer en une place confinée et close […]. Mais en creux, il s’agissait aussi d’exalter la guerre : il s’agissait de célébrer à mots couverts sa fumure fertile, car les arts et le luxe, à tout prendre, n’étaient que le fruit du carnage, la sublimation de l’extorsion et du pillage ». Vision cynique, réductrice, qui montre la finesse cruelle du trait chez Benvenuto Gesufal ; au lecteur d’accepter, ou non, de l’accompagner mille pages durant dans des aventures où la magie, effrayante, elle-même devient essentiellement instrument de pouvoir aux moyens parfois déshumanisants, où l’on croise des elfes et des nains, les premiers s’avérant aussi tortueux politique que Ducatore, où l’art lui-même s’invente de nouvelles formes juste pour « exalter la guerre », qu’il s’agisse du poète Luca Tradittore ou du peintre Le Macromuopo. Et où les scènes d’action, virevoltantes, haletantes et parsemées de coups d’épée et de dague, pourraient rebuter les âmes sensibles.
Ces aventures, rocambolesques et traversant le Vieux Royaume avec une incursion du côté de Ressine (si Ciudalia, c’est Florence, cet Empire, c’est la Turquie), sont donc celles d’un « pion » qui écrit pour se protéger, pour protéger sa mémoire, pour que soit sue la vérité – enfin, une vérité, la sienne, cynique et clairvoyante. Elles permettent à Jaworski de tramer sur six mois toutes les subtilités et tous les méandres d’une politique basée sur les « Principes de Corvilio », ouvrage rédigé deux siècles auparavant et combinant L’Art de la guerre au Prince, deux ouvrages dont on ne doute pas que l’auteur les connaît intimement, comme bien d’autres – car il faut le redire : si les scènes violentes sont monnaie courante, elles parsèment un roman écrit d’une langue riche (on peut mentionner aussi au passage l’argot des Chuchoteurs, digne de celui des Apaches parisiens) et puisant son inspiration dans une diversité reflétée par les épigraphes, signées tant Jacques Heers que François Villon ou Sophocle, et l’on en vient à se dire que la violence de Gagner la guerre n’est au fond que celle lue par Jaworski dans des chroniques médiévales ou renaissantes : elle est bien plus une nécessité narrative qu’un quelconque artifice modernisant et elle convient à une République dont le raffinement artistique n’est qu’un voile précieux dissimulant à grand-peine un « échiquier » politique où tous les coups sont permis, peu importent les dégâts : « Notre destin, c’était de gagner la guerre, quitte à détruire ce que nous croyions défendre », comme le constate Benvenuto Gesufal, soulageant ainsi son ersatz de conscience avant d’en finir avec son ultime mission.
Si Jaworski n’a pas abandonné le Vieux Royaume (Le Chevalier aux épines, cycle en cours de publication, y est situé), il l’a délaissé le temps d’une plongée romanesque dans l’Antiquité de la France pré-romaine afin de raconter, à la première personne, le sort de Bellovèse, notable biturige parti s’établir dans le Nord de l’Italie vers le VIe siècle avant notre ère. À ceci près que ce prince, neveu du roi Ambigat, serait certainement légendaire et que seul Tite-Live, quelque six siècles plus tard, lui accorde plus de quelques mots dans son Histoire romaine. Et c’est ici qu’intervient la magie du romancier : à l’image d’un Flaubert lisant un entrefilet dans un journal de Rouen et en tirant Madame Bovary, Jaworski extrait des quelques lignes de Tite-Live une épopée forte de cinq tomes (quatre en poche – un dernier est encore à paraître), longue d’environ deux milles pages.
Les données légendaires sont minces : Ambigat, roi biturige régnant entre la Loire et le Massif Central, suite à une explosion démographique, envoie ses neveux Ségovèse et Bellovèse respectivement vers l’Ouest et vers l’Est de son royaume pour y établir de nouvelles colonies. Point. Jaworski transforme des êtres légendaires et monolithiques en hommes complexes, aux âmes tourmentées de guerriers nobles dont les valeurs sont ancrées dans le corps et tatouées sur la peau quand celle-ci n’est pas enduite de guède. Il transforme une histoire simple en un maelström familial où la trahison politique justifie l’assassinat sur le champ de bataille (comprenne qui lira), où la magie et les dieux (Toutatis, mais aussi chaque lieu ou rivière possédant son esprit à révérer) interviennent sans cesse, ou sont du moins invoqués à chaque traversée d’un cours d’eau ou presque.
Surtout, Jaworski fait œuvre d’historien. Plus exactement : il écrit une histoire de la Celtique et des peuples qui la traversent, la gouvernent, la revendiquent, s’entre-déchirent pour sa domination, et il l’écrit en posant des choix parmi les hypothèses relatives à ces peuples. L’une des plus remarquables est sa décision de faire de « Gutuater » un titre, alors qu’il pourrait s’agir d’un patronyme – et de faire de « son » gutuater un être puissant, origine d’une « Guerre des Sangliers » qui a failli ruiner la Celtique quelque vingt ans avant les faits narrés dans Les Rois du monde – traduction littérale du mot « Bituriges », soit dit en passant. Un autre choix posé par Jaworski est de décréter que oui, les Celtes décapitaient leurs ennemis vaincus et portaient les têtes ainsi obtenues en colliers de trophées pendant sur le poitrail de leurs montures (de « petits chevaux »), ou en ornaient les portiques de leurs demeures. Ces deux choix – on pourrait en citer d’autres, dont certains feraient se retourner Venceslas Kruta dans sa tombe – font sens en ceci qu’ils servent l’épopée de Jaworski : à partir du second tome, De meute à mort, c’est la guerre que raconte l’auteur, avec un talent réel, comme déjà dit, pour décrire le combat le plus confus avec une clarté sidérante tout en passionnant le lecteur. En un sens, Jaworski s’est fait l’Homère d’un Bellovèse qui a tout du guerrier mythique.
D’ailleurs, son histoire, Bellovèse la raconte à un Ionien, Pythéas, ce qui permet un occasionnel contrepoint destiné à mettre en évidence les spécificités du peuple celte : « Un druide m’a rapporté que vous autres Hellènes, la mort vous fait peur. Votre au-delà est un séjour de tristesse et d’oubli ; cela explique d’ailleurs votre façon de vous protéger quand vous combattez. Mais vous vous trompez. Le monde qui nous attend après la mort, nous l’appelons l’île Heureuse ou l’île des Jeunes. Quand je suis tombé sous une lance ambrone, j’ai compris pourquoi nous l’appelons ainsi. Car la première chose que j’ai vue quand mon esprit s’est échappé hors de mon corps, c’est ce que je viens de te raconter : mon plus vieux souvenir d’enfance » (Même pas mort).
Ces spécificités, du rôle des druides à celui des bardes, et leurs statuts respectifs dans une société guerrière dont la structure est celle de la chefferie, de l’ambacte au soldure, d’un calendrier complexe et pourtant exact toujours aujourd’hui (« Cela peut te paraître bizarre, mais sache que notre calendrier est complexe, les druides ayant institué des années aux durées variables, entre douze et treize mois, fixées selon les lustres et les siècles ») à la façon dont est considéré un troupeau de bétail, Jaworski les fait dire à un Celte, et c’est là aussi toute la force de son épopée racontée à la première personne. Les druides se défiant en effet de l’écrit, les seuls mots dont nous disposions relatifs à leur peuple sont ceux d’autrui, ennemis, vainqueurs ou colonisateurs, comme l’a très bien montré Laurent Olivier dans son essai Le Pays des Celtes chroniqué ici même il y a deux ans ; l’histoire des Celtes est donc toujours racontée depuis un point de vue « autre », et l’archéologie seule permet de connaître cette histoire avec une fiabilité accrue au fil des découvertes. Jaworski fait raconter cette histoire à un Celte, il donne ainsi la parole à tout un peuple muet jusqu’à aujourd’hui (sauf à considérer les aventures d’Astérix), et là se trouve toute la puissance de Rois du monde : une épopée magique, ensorcelante, violente, aux sources archéologiques avérées (Jaworski s’est documenté selon les états les plus récents de la recherche, et cela se lit), qui laisse la Celtique parler d’elle-même.
Ce point de vue empêche tout jugement : ce que Bellovèse raconte, c’est son quotidien de « héros » biturige, avec les cavalcades suivi de « chevaux de remonte », les combats, les beuveries au « korma », un parler rude où l’invective et la provocation ont la part belle, mais aussi les femmes, fières, nobles, toutes dignes d’être la princesse de Vix, capables de tenir une propriété (les détails architecturaux sont tous plausibles), d’élever des enfants tout en étant les dépositaires de la magie et d’un savoir ancien (intriguant personnage de Sacrila, descendante et récipiendaire d’une longue lignée de reines-sorcières). C’est ainsi que vivaient les Celtes, du moins pour ce qu’en choisit Jaworski, voire ce qu’il en rêve. Ce point de vue explique aussi une toponymie non traduite – au lecteur de savoir que l’Avara et le Liger sont respectivement l’Èvre et la Loire, et que Autricon, c’est Chartres. Quant aux noms des personnages, ils sont rendus relativement francisés, mais Jaworski explique parfois le sens de l’un ou l’autre nom (en particulier celui de Mapillos, qui vaut une petite leçon de linguistique) et fait varier certaines sonorités selon que le « héros » est éduen, ambarre, carnute ou cénoman, comme un effet de réel.
Rois du monde n’est en rien un roman historique, puisque l’existence même de son héros et narrateur est douteuse, mais ça n’en reste pas moins une grande épopée, faite de tensions politiques, de discours enivrants, de moments tendres liés à des souvenirs, de confrontations à la magie et aux dieux, voire à un univers divinisé (les visions réalistes de Mapillos), de combats rageurs et de sentiments tout humains. Surtout, elle offre la parole à la Celtique et donne envie d’encore mieux la connaître, et tant pis pour les quelques libertés prises par son auteur par rapport à une réalité malmenée par de nombreux historiens depuis Strabon au moins et à laquelle l’archéologie rend peu à peu justice, justice que rend à son tour Jaworski.
Mais peu importe le rapport au réel : l’essentiel est dans la richesse narrative de Jaworski, dans un style éblouissant, d’un richesse lexicale et syntaxique absolue, qui porte des histoires prenantes bien qu’il faille parfois avoir l’estomac bien accroché pour les suivre, qu’il s’agisse d’une fantasy luxuriante ou d’une épopée celtique captivante.
Didier Smal
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