J’ai un rendez-vous avec la Mort… Alan Seeger (par Gilles Banderier)
J’ai un rendez-vous avec la Mort… Alan Seeger, Lettres et poèmes écrits durant la guerre, réunis par son père et traduits par Odette Raimondi-Matheron, Paris, Les Belles-Lettres, 2025, 302 pages, 23, 50 €
Edition: Les Belles Lettres
Existe-t-il un équivalent français d’Alan Seeger, né en 1888 à New York, mort en 1916 sur un de ces fronts absurdes de la Première Guerre mondiale ? Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de poètes français morts dans ce massacre inutile – la liste en est au contraire fort longue, dont bien des jeunes poètes qui n’eurent que le temps de donner, qui une plaquette, qui un recueil – poètes prometteurs sans le moindre doute, mais fauchés en pleine floraison (on pense par exemple à Jean de La Ville de Mirmont). Le cas d’Alan Seeger est différent : il eut, comme Rupert Brooke, la chance ambiguë de composer au moins un poème devenu très tôt célèbre, qui figure dans la plupart des anthologies de poésie anglo-américaine, une sorte de « Dormeur du val » anglais : « I have a Rendezvous with Death ». Ce poème était, paraît-il, le préféré du défunt président Kennedy (ce qui ne prouve rien en faveur ou en défaveur de sa qualité) et une légende, qui vaut ce que valent les légendes, affirme qu’il en aurait eu une copie dans la poche de sa veste, le jour de son assassinat. Quoi que l’on pense du président Kennedy et de ses préférences littéraires, il faut admettre que le poème de Seeger est un grand texte et son auteur un écrivain de premier plan.
Un éminent universitaire français établi aux États-Unis, Gilbert Chinard, le qualifia de « jeune Chénier américain », ce qui est tout à fait exact quant à son âge et à son importance.
Le volume que publient les Belles-Lettres reprend la traduction contemporaine, excellente, d’Odette Raimondi-Matheron, dont le fiancé trouva également la mort dans la Somme, quelques mois avant Seeger. Ce dernier faisait partie de ces Américains cultivés et amoureux de la France, de son art de vivre (le pays n’était à cette époque pas encore une sorte de dominion mental américanisé), au point d’y passer le plus de temps possible. « Paris a eu beaucoup d’amants, mais peu plus dévoués qu’Alan Seeger », écrivait son père en préface (p. 29). Seeger ne se contenta pas de faire du tourisme et de profiter de la vie : la guerre venue, il s’engagea dans la Légion étrangère pour défendre sa patrie de cœur.
On se représente assez mal l’énergie mentale requise pour, lorsqu’on est un soldat en campagne, tenir un journal et rédiger des articles (on pense, dans le camp ennemi, à Franz Rosenzweig, qui écrivit L’Étoile de la Rédemption par petits bouts, sur des cartes postales de l’armée qu’il envoyait à sa mère, laquelle recopiait le texte au fur et à mesure qu’elle le recevait). Les écrits en prose d’Alan Seeger sont présentés suivant l’ordre chronologique, qu’il s’agisse des pages de son journal, de lettres à ses parents ou d’articles destinés à des périodiques américains ; on les suit comme un compte à rebours macabre vers la date du 4 juillet 1916 (jour de la fête nationale américaine) et un dénouement connu d’avance. La guerre y est vécue à hauteur d’hommes, de combattants. D’un côté, Seeger ne dissimule pas les servitudes sans grandeur de la vie militaire ; de l’autre son esprit, comme celui de beaucoup d’Européens et d’Américains éduqués à pareille époque, était imprégné des auteurs classiques, d’Homère naturellement, des batailles de Rome et de tout un imaginaire héroïque. Un peu plus jeune qu’Alan Seeger, Robert Graves lança un jour à George Steiner qu’il ne pourrait jamais comprendre l’Iliade à cause de son absence complète d’expérience militaire. Comme ceux qui ont été torturés, ceux qui ont connu le feu savent quelque chose que les autres ignorent.
Seeger raconte l’angoisse et l’horreur des combats, mais de manière sobre. Entre les lignes ennemies, les vestiges humains d’un précédent assaut étaient restés sur place sept mois : « Isolés, en tas ou en files, ils sont couchés dans des attitudes d’héroïsme ou d’effroi, d’angoisse ou de pitié, quelques-uns protégeant leur tête avec leur sac de l’avalanche de shrapnells, plusieurs tenant dans leur main le petit pansement individuel avec lequel ils voulurent tenter de panser leurs blessures. Soldats français et allemands, tous semblables, entassement rigide d’habits imbibés de sang emplissant les fourrés, détrempés par la boue des champs de betteraves, nus et exposés à l’entour des tranchées, sur les plus hautes pentes désolées et, parmi les sacs, les fusils brisés et tous les débris qui parsèment le champ de bataille » (p. 112). Dans un château dévasté, il découvrit une bibliothèque encore intacte et emporta quelques volumes de Voltaire et de Rousseau qu’il lut au cantonnement. Il y a du Jünger chez lui. D’autres soldats, de l’autre côté, avaient les œuvres d’Homère ou de Stefan George dans leur gibecière.
Le volume se clôt sur l’édition bilingue des poèmes de Seeger. Son fameux « I have a Rendezvous with Death » ne doit pas occulter le reste de sa production, de grande qualité, comme « Champagne, 1914-1915 ». Seeger a vécu brièvement dans un monde qui n’est plus le nôtre : non que la violence ait disparu de nos sociétés, mais elle n’est plus supportée ni magnifiée. On pourra lui reprocher son bellicisme (« La guerre a ses horreurs, mais elle a ceci de bon, qu’au cours de ses opérations, elle vous sort de la masse, lie les âmes courageuses en une intrépide fraternité, laissant les tire-au-flanc et les imbéciles à l’arrière », sonnet XI, p. 257), non sans souligner qu’il n’eut rien du pacifiste en chambre et qu’il mit, comme on dit familièrement, sa peau au bout de ses convictions.
Gilles Banderier
Poète américain, Alan Seeger (1888-1916) s’engagea dans la Légion étrangère et mourut lors de la bataille de la Somme.
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