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Idiotie, Pierre Guyotat (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 21.12.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Idiotie, Pierre Guyotat, Grasset, août 2018, 256 pages, 19 €

Idiotie, Pierre Guyotat (par Didier Ayres)

 

Récit organique

Je suis un peu impressionné d’écrire sur le dernier livre de Pierre Guyotat, livre qui a reçu d’importants prix littéraires et qui provient d’un écrivain que l’on sait à la fois secret et très exigeant. Décrivons juste le déroulement du récit – un peu comme s’il fallait parler de cinéma ou de théâtre tant les actions du livre sont images et voix. Nous commençons par la fugue de l’auteur à Paris depuis Lyon. Là, on suit l’itinéraire d’un fugueur pauvre qui se nourrit essentiellement de pain et d’huile, et vit dans un monde un peu interlope, celui des prostituées et de leurs souteneurs. Puis vient la guerre d’Algérie qui commence par une sorte de scène de torture exercée contre Pierre Guyotat lui-même, laquelle forme le décor brutal de ce départ indésiré. Indésirée aussi la réclusion au cachot en Algérie. Et vers la fin de l’ouvrage, l’auteur trouvera une issue à ce qui est le fond disons, organique, de sa quête, dans la consommation de l’acte sexuel.

J’y ai vu pour mon compte une sorte de débordement des parties sexuelles, mâles ou femelles, jointes à la proximité des sanies d’urine ou d’excréments d’oiseaux, de chiens, de bêtes, d’hommes. On est bel et bien dans une action qui se situe entre l’urine et les matières fécales, un peu comme en a l’idée saint Augustin quand il parle de la naissance de l’homme, de la parturition de la femme. Car ce livre n’est pas du tout une aventure matérielle faite de sécrétions vaginales et d’érections des pénis. C’est une poétique, poétique de ce que je nomme pour moi, des « humeurs humides », donc ce à quoi nul humain n’échappe – ou peut-être pas, si l’on excepte Jean-Baptiste qui se nourrissait juste de miel… Il y a ainsi autant de Sade que de Bataille, de Genet que de Faulkner. Ou si c’est une poétique, c’est une mystique.

[…] la jointure braguette ourlet de jambe est déchirée, du poil en sort, vers le versant de la cuisse, le lambeau d’étoffe sert un bourrelet pelu ; un mouvement ramène le genou droit sur le ventre, je vois, par les trous, le bord inférieur de la fesse, la ligne, encrassée, croûteuse, de l’entrefesse vers l’organe où la toison brille, humide, pâteuse, dans le halo rouge du bateau qui démarre dans un jet de fumée.

Humeurs humides et humaines, décrites par une phrase de caractère proustien, faite de digressions articulées par des points-virgules, qui utilise davantage des participes présents ou passés plutôt que des verbes conjugués, pour que tout cela forme une musique un peu obombrée, nous confinant à la fois dans le sang et la chair à une sorte de transsubstantiation littéraire. On est donc au sein d’un régime religieux et rituel, comme livrés à des bouffées délirantes ; hantise du sexe, obsession de l’humeur humide, de la salive, de la sécrétion vaginale, du sperme, du sang, de la sueur, des excréments et de l’urine. Cependant, on est quand même dans la beauté, par exemple l’inquiétante beauté du rêve du héros de Bergman, dans L’Heure du loup, lequel revit une scène mi-onirique, mi-réaliste, du meurtre d’un enfant obsédant et anxieux. Ou encore, dans le monde confiné de L’institut Benjamenta de Robert Walser ; ou aussi dans le voyage de François Augiéras au mont Athos.

Désir, chair, nourriture, abjection, détérioration physique, voire besoin masochiste, permettent la clairvoyance, et autorisent le lecteur à devenir lucide, à ramener la lecture à sa matérialité. Cette insanité est notre lot d’homme, car nous sommes tous pris dans la mâchoire terrible de vivre et de mourir, donc de pourrir en même temps que l’on espère ; ce qui en dit long sur la portée de ce livre fort et entêtant. On suit sans fatigue ce déplacement progressif de la douleur et de l’effroi, et on n’hésite pas à partager avec l’écrivain la part organique de l’ouvrage et de la vie. Oui, nous nous trouvons pris à l’intérieur d’un sfumato morbide et glauque, d’une description de la nature humaine dans sa relation avec ce qui fait sa damnation, au milieu des effluves empestés du corps et de son impossible saisie.

Refermons cette chronique en recopiant un très court extrait qui m’a fait tout de suite verser le livre au rang, parfois, du Genet de Querelle de Brest ou du Condamné à mort.

Une chansonnette sifflée et le voici, le beau, casquette retournée, lobes brillants, lèvres pleines, à sauter du wagon, main fraîche, beau jusqu’au bout des ongles, sur son lourd paquet.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.