Ici n’est plus ici, Tommy Orange (par Laurent Bonnet)
Ici n’est plus ici, Tommy Orange, Albin Michel, Coll. Terres d’Amérique, août 2019, trad. Stéphane Roques, 352 pages, 21,90 €
Savoir d’où on vient, sans savoir où on va…
Savoir d’où on vient pour savoir où on va, jamais adage – un quasi-cliché – n’aura été aussi fortement démenti ; jamais évidence n’aura été autant pulvérisée, qu’à la lecture du premier roman de Tommy Orange, Ici n’est plus ici.
Tony Loneman, Dene Oxendene, Opale Viola Victoria Bear Shield, Orvil Red Father et d’autres… Douze femmes et hommes qui constituent l’ossature principale des personnages de ce roman choral, tous issus des populations indiennes californiennes, émigrant génération après génération de la réserve à la ville, savent tous parfaitement d’où ils viennent. Hélas : « Certains d’entre nous ont grandi avec des histoires de massacres… à Sand Creek, on raconte qu’ils nous fauchaient à coup d’obusier… Avec une milice de volontaires, le colonel Chevington a dansé avec des membres arrachés dans ses mains, des toisons pubiennes de femmes, ivre, il a dansé, et la foule rassemblée devant lui est allée jusqu’à l’applaudir et rire avec lui. Ce fut une célébration ».
Mais savent-ils où ils vont ? Ils ont essayé, nous confie Tommy Orange : « Nous amener en ville devait être la nécessaire étape de notre assimilation, l’absorption, l’effacement, l’achèvement de cinq cents ans de campagne génocidaire. Mais la ville nous a renouvelés, et nous nous la sommes appropriée ».
Dans un premier temps, car après avoir suivi ce chemin, sont venues les guerres où les Indiens urbains ont combattu sous le drapeau national : Au retour, « nous sommes restés parce que la ville est à l’image de la guerre et qu’on ne quitte pas la guerre après l’avoir faite, on ne peut que garder ses distances avec elle – ce qui est plus facile, quand on l’entend et qu’on la voit près de soi, ce métal furtif, ces tirs constants autour de soi, les voitures qui fusent en tous sens dans la rue et sur les voies express comme autant de balles. Le silence de la réserve, des villes le long des voies rapides, des communautés rurales, ce genre de silence ne fait que renforcer le fracas d’un cerveau en feu ».
Tout est presque dit à cet instant du prologue. Tommy Orange nous prend donc par la main et nous force à suivre les destins a priori disparates de douze cerveaux en feu. Indiens Urbains d’aujourd’hui, éduqués « par des mères cassantes et directes (…) pour se préparer à un monde où les Indiens ne sont pas censés vivre, mais mourir, rétrécir, disparaître », troisième ou quatrième génération d’après-guerres qui ne savent plus où ils vont. Parce que d’une manière ou d’une autre, dans ou sur leur corps, avec ou sans paroles, sur écran ou par les livres, ils la trimballent avec eux cette mémoire (déjà évoquée ici*) ; du Coliseum à Alcatraz, d’Internet à l’école, rapinant ou étudiant, ils la trimballent sans pouvoir s’en défaire, scandée tout au long du roman par l’auteur, sous la forme de métaphores comme celle du miroir : glace, écran de télévision et d’ordinateur, ou bien ces kystes sur les jambes d’Opale, d’où sortent des « pattes d’araignée »…
Ici n’est plus ici est une œuvre qui force au respect, interroge, révèle, articule plusieurs réflexions et analyses, l’auteur (évidemment**) possède le sujet ; on serait tenté de dire que sa qualité principale est d’ordre ethnologique, ce miracle des fictions fortement inspirées et documentées, qui nous obligent à l’émotion ou à l’horreur, au contact de conditions sociales que nos assises bourgeoises par ailleurs se chargent d’écarter délicatement de notre quotidien en se pinçant le nez. Et cela a donc permis à cette forte première œuvre d’être honorée d’une avalanche de récompenses, dont le Pen/Hemingway Award du premier roman et l’American Book Award.
Soit…
On s’interroge pourtant : articulé en quatre parties symboliques (Reste, Réclamation, Retour, Le Pow-Wow), d’où provient cette légère peine à suivre l’histoire ? Du style et de la syntaxe ? Non vraiment, le roman est agréable, malgré quelques passages difficiles où l’on se perd entre la langue de l’auteur et celle, indirecte, d’un personnage. C’est ailleurs, à la source du choix de structure. Parce qu’à vouloir être choral, le roman court un risque que celui-ci n’évite pas : sans s’aventurer à disserter sur l’art romanesque, on doit rappeler que celui-ci ne peut déroger de paramètres intangibles ; un des principaux étant la technique d’exposition des personnages. Elle peut être simple, légère, quasi absente ou suggérée, laissant aux lecteurs le soin de les imaginer ; ou elle peut être dense, détaillée, omniprésente ; un scénario linéaire ou une galerie de personnages peu denses s’accorderont à la première. Une histoire complexe, fortement ramifiée et multi temporelle demandera la seconde. Nous aimons l’un ou l’autre, peu importe, mais il existe un phénomène sacré sans lequel le plaisir de lire ne peut fonctionner : la mémoire. C’est elle qui greffe les personnages dans notre souvenir au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture. Elle s’appuie sur des traits physiques ou de caractère, mais elle s’appuie !
Or Tommy Orange nous demande par exemple ceci :
Tony Loneman, premier personnage (exposé p.25), retrouve Octavio chez Carlos (deux « braques » exposés par les seuls prénoms et un dialogue, p.31). Le chapitre se termine trois pages plus loin, nous apprenant leur projet : le hold-up du Pow-Wow annuel au Coliseum.
Suivent quatre chapitres (quatre-vingts pages) où nous rencontrons et devons appréhender pour maintenir notre plaisir : Dene, Kevin, Norma, Lucas, Opale, Rob, Jacquie, Two Shoes, Vicky, Rockie, Harvey, Edwin, Bill, Karen, Maggie, Calvin, Sonny, Charles… Tous diversement exposés – plutôt peu que densément, par leurs actions plus que par leur description – toujours est-il que l’auteur nous convie à retrouver les deux braques de la page 25 en page 107, en estimant sans doute que c’est bien notre affaire de se souvenir précisément de qui on parle, après qu’il nous a présentés et sommés de nous attacher également à dix-huit autres personnages principaux ou secondaires – les repères manquaient pour sélectionner, aussi avons-nous chargé notre mémoire de tous les apprivoiser –, alors on s’égare, on perd pied, on revient en arrière et on comprend… Bien… Mais cela se répète par la suite. En réalité, l’histoire ne serait faite que d’échos en forme de clin d’œil, on trouverait cela plaisant, mais il y a scénario et conclusion. Donc c’est un peu difficile… Dommage de suivre un si bel élan, un seuil de plaisir en dessous. Mais on ne renonce pas, on aime, un tantinet déçu, et refermant le livre, cette question vient : les romanciers nouveaux – imaginaires nourris en partie au sein des séries – oublient-ils que leurs scénaristes peuvent à foison exposer des personnages qui se croisent et bavardent en enchaînant des analyses à une vitesse « einsteinienne », pour une simple et unique raison ? Dans l’Art de l’image animée, le scénariste travaille avec un réalisateur qui requiert et utilise notre mémoire visuelle ; pouvant même, en « castant » des gueules, user encore mieux du principe et faire revenir un « balafré » des fins fonds d’un épisode précédent, parce que cette mémoire-là ne l’aura pas oublié.
Quand l’art romanesque, par la technique d’écriture d’un seul créateur, demande à l’auteur – plus encore dans un roman choral – de bosser au service de la mémoire des lecteurs. Et Dieu sait si elle est différente et complexe ! Ce à quoi Mauriac aurait pu ajouter : Romanciers ! Vous qui prétendez à devenir Créateur ! Respectez-la !
Laurent Bonnet
* La Cause littéraire : Marianne Fuller, En attendant le printemps : « Je suis un corps indéniable, dérangeant, car imprégné de savoir. Déchiffrez-moi ».
** Tommy Orange est d’origine Cheyenne.
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Tommy Orange, né en 1982, romancier et écrivain d’Oakland, Californie, est membre des tribus Cheyenne et Arapaho de l’Oklahoma. Il a fréquenté l’Institute of American Indian Arts et a obtenu une maîtrise en beaux-arts. Il a grandi à Oakland, et réside actuellement à Murphys, en Californie, où il vit avec sa femme et son fils.
- Vu: 1954