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Hokusai, le vieux fou d’architecture, sous la direction de Jean-Sébastien Cluzel

Ecrit par Marc Michiels (Le Mot et la Chose) 13.03.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arts, Seuil

Hokusai, le vieux fou d’architecture, Coédition Seuil/BnF, 280 pages, septembre 2014, 29 €

Edition: Seuil

Hokusai, le vieux fou d’architecture, sous la direction de Jean-Sébastien Cluzel

En 1816, Katsushika Hokusai (1760-1849), le célèbre maître de l’estampe japonaise, consacre le cinquième volume de sa Manga à l’architecture. Vingt ans plus tard, il reprend ce thème dans un nouveau manuel de dessins, Livre de dessins pour artisans. Nouveaux modèles, publié en 1836 (Shoshoku ehon. Shin-hinagata en VO). Par la variété de leurs gravures et de leurs utilisations commerciales, on peut rapprocher ces deux livres des grands traités d’architecture d’Europe tels que par exemple Le Vignole moderne ou traité élémentaire d’architecture par J.B. de Vignole (1773) : ouvrage de vulgarisation dont l’objectif était d’exposer les principes de composition de l’architecture à travers ce que l’on nommait la théorie des Ordres.

Le Livre de dessins pour artisans. Nouveaux modèles est l’un des très rares livres illustrés dont la matrice originale nous soit parvenue dans leur intégralité. Malgré les changements d’éditeurs, les matrices pour les impressions des couleurs furent regravées au cours du temps. Faire de l’architecture le sujet d’un livre illustré était inédit au Japon, et jamais un recueil de gravures sur bois n’avait rendu des bâtiments avec autant de clarté, pour placer cet art à l’avant-garde de la pensée architecturale nipponne moderne.

Néanmoins, cette vision de la perception n’était pas partagée par tous les Japonais du 19e siècle. Dans la toute première biographie d’Hokusai, publiée en 1893 par Iijima Kyoshin, on peut lire ceci :

« Les dessins des bâtiments qui figurent dans ce livre semblent, pour les proportions et les dimensions notamment, d’une grande précision. Mais pour les experts en charpenterie, il reste encore beaucoup de choses imparfaites. Le dessin d’architecture est affaire de spécialistes et dépasse les capacités d’un peintre. Le vieillard a certes du talent pour réaliser des dessins d’architecture à l’échelle, mais sur le terrain, il ne peut rivaliser avec les hommes de métier ».

Sous la direction de Jean-Sébastien Cluzel, archéologue, spécialiste de l’histoire de l’architecture au Japon, l’ouvrage aujourd’hui coédité par les éditions du Seuil et la BnF tente d’expliquer comment Hokusai, tout au long de sa carrière, s’est attaché à entremêler, à explorer le thème de l’architecture dans une grammaire du dessin, de la peinture, de l’estampe, dans l’espace plus large de la seule confrontation de l’artiste au réel, de la mise en apesanteur des formes de l’ornement, tout en représentant des scènes de la vie urbaine et incluant la vie quotidienne du peuple, à la dimension des hommes, c’est-à-dire toujours moins grand que leurs réalisations. Comme si, l’intention, la mémoire était plus importante que la vie ; même si celle-ci sert de décor à la narration d’un Japon magnifié. C’est là que la démarche artistique d’Hokusai interroge l’œil du lecteur, car ses planches « racontent » autant pas leur forme que par leur contenu.

Hokusai s’intéresse tout particulièrement au thème des artisans au travail, à la chose vue, à la transmission par l’image du savoir-faire lié à chaque profession, aux porteurs, pêcheurs, ouvriers, cuisiniers, lavandières, auxquels il rend ainsi hommage et non à l’élégance, aux raffinements littéraires comme dans l’illustration qu’il fera de l’œuvre Notes de chevet, de Sei Shōnagon.

L’architecture apparaît dès le milieu du 17e siècle dans les ouvrages topographiques alors consacrés aux grandes villes du Japon. En revanche, celle-ci est très peu présente dans les manuels pour l’apprentissage du dessin. Le peintre Tachibana Morikuni (1679-1748) est l’un des rares artistes de l’époque d’Edo qui se soit intéressé à ce sujet dans les manuels de dessin. Au milieu du 17e siècle, leKinmô zui (Encyclopédie illustrée consacrée au Japon), dont le livre III est dédié aux demeures, palais et temples, n’est pas destiné directement aux artistes. Il faudra attendre le célèbre album chinois,Enseignements de la peinture du jardin du grain de moutarde (1679), dont l’objectif est de définir la place du bâti dans l’espace d’un paysage. Cet ouvrage, essentiel pour Hokusai, fut réédité et adapté à de multiples reprises, pour devenir le bréviaire des artistes et des lettrés.

Quand Hokusai compose ses deux albums et pour la première fois au Japon, les bâtiments ne sont plus des sites célèbres, mais c’est leur qualité architecturale qui prime sur toutes autres valeurs patrimoniales ou historiques. D’une volonté éducative, pour s’initier au dessin d’après nature et qui s’oppose au culte des secrets pratiqués au sein des écoles de charpentiers, Hokusai fait alors entrer le Japon dans un concept occidental qui s’appelle l’architecture, en combinant une esthétique et un mode de fabrication.

D’une certaine manière, l’ambivalence des « modèles » présentés nous dévoile la complexité du peintre dans son rapport à l’autorité et au savoir. Hokusai façonne ses modèles à partir de connaissances fragmentaires, décalque ses propres dessins pour les insérer dans de nouvelles compositions. Tout au long de sa carrière, il reproduit les mêmes modèles, faisant du « corps » une forme atemporelle. Sur la création architecturale, les historiens s’accordent sur le fait que l’époque d’Hokusai est considérée comme une période de stagnation.

Pour autant, quelques années à peine après la parution des premiers volumes de la Manga, ceux-ci circulent déjà chez les collectionneurs européens. Ce qui est enseigné, ce n’est pas la représentation de l’architecture d’après motif, mais la création architecturale par l’essence des formes et l’esthétique de la construction. Au fil des siècles, les livres de modèle se sont imposés comme support capital dans la transmission du savoir artisanal pour tous les corps de métiers.

Il faudra attendre 1914 et la publication de l’ouvrage Hokusai d’Henri Focillon (1881-1943), historien de l’art français et spécialiste de la gravure, pour que soit « réhabilité » son génie :

« A travers ces oscillations de nos préférences, Hokusai demeure intact… Il est au nombre de ces artisans, qui, visibles de tous les points de l’horizon, nous font connaître… quelque chose de l’homme éternelreprésentatif du peuple asiatique dans son ensemble ».

Hokusai, le vieux fou d’architecture, coédité par les éditions du Seuil et la BnF, nous offre un voyage érudit et très documenté par l’ensemble des auteurs impliqués, sous la direction de Jean-Sébastien Cluzel, et sera probablement pour le lecteur la découverte d’une facette de l’œuvre immense de cet artiste-artisan, de cet homme libre et qui a su donner dans ses « images » l’illusion du mouvement et du temps, leur conférant le caractère d’une vérité supplémentaire, celle de la vie et du savoir.

 

Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose

 

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A propos du rédacteur

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Né en 1967, Marc Michiels est un auteur de poésie visuelle. Passionné de photographie, de peinture et amoureux infatigable de la culture japonaise, il aime jouer avec les mots, les images et la lumière. Chacun de ses textes invitent au voyage, soit intérieur à la recherche du « qui » et du « Je par le jeu », soit physique entre la France et le Japon. Il a collaboré à différents ouvrages historiques ou artistiques en tant que photographe et est l’auteur de trois recueils de poésies : Aux passions joyeuses (Ed. Ragage, 2009), Aux doigts de bulles (Ed. Ragage, 2010) et Poésie’s (2005-2013). Il travaille actuellement sur un nouveau projet d’écriture baptisé Ailleurs qui s’oriente sur la persévérance du désir, dans l’expérience du « pardon », où les figures et les sentiments dialoguent dans une poétique de l’itinéraire.