Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon (par Marie-Pierre Fiorentino)
Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon, Folio 2022, 175 pages, 8,50 euros.
Ecrivain(s): Marie-Hélène Lafon Edition: Folio (Gallimard)
Une merveille de petits riens.
Suivis du 25 avril 1908 au 28 avril 2008 très précisément, les événements survenus dans les familles Lachalme et Léoty auraient pu constituer une chronique poussive et poussiéreuse sans l’audace de Marie-Hélène Lafon : déconstruire la chronologie. Le temps n’est pas, dans son récit, cette ligne sur laquelle, comme sur un plateau de jeu, se déplacent des hommes-pions dans une seule direction. Il est la durée qui s’enroule en une boucle où seuls le drame fondateur, la rencontre déterminante, et le dénouement de cette Histoire du fils respectent l’ordre de la réalité.
S’ajoutent aux dates intitulant chaque chapitre les indicateurs temporels que sont les évolutions dans la vie quotidienne, par exemple prendre des photos avec son propre appareil, auparavant outil de travail rare et solennel réservés aux professionnels. Ou rêver, quand on est une fille des années 1960, grandes écoles tandis que les aïeules restaient à la ferme ou devenaient infirmières. À l’aube du XXIème siècle, hommes et femmes font de la planète leur village, se mariant au Canada, déménageant de Hong-Kong à Los Angeles, prolongeant l’histoire quand le fils est devenu leur père et le grand-père de leurs enfants.
Cette déconstruction imprime au récit le rythme dynamique d’une quête, prouvant qu’il n’est nul besoin d’intrigue policière ou à suspens angoissant pour piquer la curiosité du lecteur, impatient du devenir des personnages. L’attention de celui-ci aux détails sera récompensée s’il veut deviner, avant que rien ne lui soit révélé, quelques secrets. À ce titre, les prénoms et même leurs initiales n’ont rien d’anodin.
Cette vive cadence est un pied de nez à ceux qui auraient trouvé judicieuse, sous prétexte de retranscrire le réel, la lenteur de phrases traînantes censées imiter les années qui semblent passer moins vite qu’ailleurs dans les campagnes d’autrefois. Marie-Hélène Lafon, quant à elle, se passe souvent de virgules dans les énumérations. Elle saisit, ce faisant, l’essentiel qui ne réside jamais dans l’imitation de la réalité mais dans le précipité (comme en chimie) et la précipitation stylistiques produits par l’entrechoquement, précipité et précipitation qui expriment rondement les caractères, les situations.
Sinon, les propositions sont courtes, où les noms d’objets font défiler les images. « Rideaux au crochet, literie, petits vêtements, la maison ne manquait pas de ressources. Hélène et la mémé avaient lavé, repassé, rafraîchi tout un trousseau. » Tout est dit des étages et greniers où s’entassent, de génération en génération, ce qui se transmet, de l’odeur, propre et tiède du fer, du linge bien soigné, de la joie et des espoirs nés avec le bébé à venir. Scènes d’amour ou de deuil sont traitées de même, comme la psychologie des personnages.
Sans hiérarchiser la vie intérieure de ces derniers, qu’ils soient jeunes enfants, adultes ou vieillards, Marie-Hélène Lafon montre l’existence commencer avec la vie et non pas à un âge qui serait supposé être son point de départ sous prétexte d’éveil de la conscience ou de la raison. Car exister, c’est éprouver sensations et sentiments qui sont déjà des pensées. L’existence démarre même avant la naissance, dans la lignée des existences la précédant, sans pour autant être déterminée par elles.
Pour tout cela, pour la provincialité et son regard fasciné ou méfiant sur la capitale aussi, on pense à Mauriac. Comme la Gironde, d’ailleurs, le Cantal est fait de hameaux que leur distance n’isole pas des ragots, de bâtisses aux murs épais et aux draps lourds pourtant frais sur la peau quand elle frémit de désir, de dynasties qui peupleront les cimetières des décennies après que l’on a tremblé de les voir interrompues ou abâtardies.
Il faut l’aplomb d’une Gabrielle pour ramener, à trente-sept ans, un petit mâle né de père inconnu à élever dans une famille de filles, son inconscience confiante ou son intuition pour deviner qu’en quelques mois, il deviendra un prince sans que son caractère n’en soit jamais gâté.
Tout n’est pas dit cependant, comme si le roman ouvrait sur une autre histoire. Car quid de la fille d’Antoinette, cette fillette qu’elle n’a pas pu élever, emmurée dans la culpabilité et le deuil de cet autre enfant littéralement mort de l’imprudente impatience de sauter dans ses bras ? Qu’il est bon, à la fin d’un roman, de rester un peu sur sa faim quand l’on a été si généreusement rassasié déjà.
Marie-Pierre Fiorentino
Marie-Hélène Lafon a mené de front, jusqu’à sa retraite, une carrière de professeur de Lettres classiques et d’écrivaine. Elle est lauréate du Goncourt des Lycéens pour Le soir du chien (2001), du Goncourt de la nouvelle (Histoires, 2015) et du Prix Renaudot pour Histoire du fils (2020). Son œuvre est publiée aux éditions Buchet-Chastel.
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