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Frankenstein ou Le Prométhée moderne, Mary Shelley (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 16.01.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Frankenstein ou Le Prométhée moderne, Mary Shelley, Gallimard, Folio Science-fiction, 2015, trad. anglais Alain Morvan, 326 pages, 4,60 €

Frankenstein ou Le Prométhée moderne, Mary Shelley (par Matthieu Gosztola)

 

Lisant Frankenstein ou Le Prométhée moderne, l’on est saisi. Il semble qu’écrivant, Mary Wollstonecraft Shelley (1797-1851) ait, douée de prescience, répondu à l’adage édicté par Christian Dotremont : « Il faut voler le feu sans perdre les braises ni les cendres, ni le froid pour lequel on l’allume, ni le froid vers lequel il disparaît ».

Il faut voler le feu. Sans perdre les braises. Ni les cendres. Ni le froid pour lequel on l’allume. Ni le froid vers lequel il disparaît. Éteignez la lumière avant de lire cet article ou, s’il fait jour, arrangez-vous pour être plongé dans la nuit. Dans une nuit seulement fracturée par la lumière de votre ordinateur ou de votre smartphone. C’est fait ? Il nous faut maintenant faire un détour (Jane Austen vous offre le voyage), assez long, pour comprendre (car c’est bien de cela qu’il s’agit) Frankenstein. Il est un moment particulièrement délicieux, dans L’Abbaye de Northanger*, dont le mécanisme déceptif (eu égard à l’horizon d’attente d’un lecteur féru de romans gothiques) est huilé par l’humour :

« Vous vous êtes fait une opinion très flatteuse de l’abbaye.

– Oui, c’est parfaitement vrai. N’est-ce pas un vieil édifice fort beau, comme ce qu’on décrit dans les livres ?

– Êtes-vous prête à affronter toutes les horreurs que peut renfermer une vieille bâtisse du genre précisément de ce qu’on décrit dans les livres ? Avez-vous un cœur intrépide ? Des nerfs d’acier pour vous mesurer à des panneaux coulissants et à de vieilles tapisseries ?

– Oh ! oui ! Je ne crois pas que je me laisserai aisément effrayer. De toute façon, il y aura tellement de monde dans la maison. Par ailleurs, l’abbaye n’est jamais restée inhabitée ni abandonnée pendant des années comme dans les romans, où ce qui arrive en général, c’est que la famille y revient à l’improviste, sans s’annoncer.

– Non, c’est vrai. Nous, nous n’aurons pas à nous introduire à tâtons dans une grande salle faiblement éclairée par les tisons rougeoyants d’un feu de bois. Nous ne serons pas obligés non plus de dresser nos lits dans une chambre sans fenêtres, ni portes, ni mobilier. Mais vous devez savoir que lorsqu’on introduit une jeune fille (de quelque façon que ce soit) dans une demeure de ce genre, elle est toujours logée à l’écart du reste de la famille. Tandis que ses hôtes regagnent en toute tranquillité l’aile de la maison qu’ils habitent à l’autre bout, elle suit Dorothée, la vieille gouvernante, qui la conduit cérémonieusement par un autre escalier et toute une suite de couloirs lugubres, jusqu’à sa chambre, restée inhabitée depuis qu’y mourut une cousine plus ou moins proche une vingtaine d’années auparavant. Pourrez-vous supporter pareille réception ? N’éprouverez-vous pas les pires inquiétudes, quand vous vous retrouverez dans cette [chambre] lugubre, trop haute et trop vaste pour vous, à peine éclairée par une seule et unique lampe dont la faible lueur ne parviendra pas à dissiper la pénombre ? Les murs seront tendus d’une tapisserie représentant des personnages grandeur nature et le lit sera recouvert d’une étoffe vert sombre ou d’un velours pourpre qui lui donnera un aspect encore plus funèbre. N’aurez-vous pas un serrement de cœur ?

– Oh ! mais cela ne m’arrivera pas, j’en suis sûre.

– Quelles frayeurs vous aurez en inspectant le mobilier de votre chambre ! Et que distinguerez-vous ? Point de tables, ni de coiffeuses, ni de garde-robe, ni de commode mais, d’un côté de la pièce, peut-être les vestiges d’un luth brisé et, de l’autre, un coffre massif que vous ne parviendrez pas à ouvrir malgré tous vos efforts. Au-dessus de la cheminée le portrait d’un beau guerrier, dont les traits vous frapperont sans que vous puissiez vous l’expliquer au point que vous ne pourrez en détacher les yeux. Cependant Dorothée, qui n’est pas moins impressionnée par votre visage, semble être sous le coup d’une grande émotion en vous regardant et fait quelques allusions mystérieuses. De surcroît, pour ranimer votre courage, elle vous donne toutes les raisons de croire que l’aile de l’abbaye que vous habitez est sans aucun doute hantée et vous informe qu’il n’y aura pas un seul domestique à portée de voix. Sur ces paroles rassurantes, elle s’en va après avoir tiré sa révérence. Vous écoutez décroître le bruit de ses pas tant que le dernier écho résonne à vos oreilles et quand, le cœur défaillant, vous essayez de fermer votre porte, vous vous apercevez, plus inquiète que jamais, qu’elle n’a pas de verrou.

– Oh ! […] comme c’est effrayant ! C’est exactement comme dans les livres ! Mais cela ne peut vraiment pas m’arriver. Je suis sûre que votre gouvernante ne s’appelle pas vraiment Dorothée. Alors, et après ?

– Peut-être qu’il ne se passera rien de plus inquiétant au cours de la première nuit. Après avoir dominé l’horreur insurmontable que vous inspire votre lit, vous vous coucherez pour prendre un peu de repos et goûterez quelques heures d’un sommeil agité. Mais la deuxième nuit ou, tout au plus, la troisième, après votre arrivée, il y aura probablement un violent orage. Des coups de tonnerre éclateront si fort dans la montagne avoisinante qu’ils sembleront ébranler l’édifice jusqu’à ses fondations. Tandis que souffleront les rafales de vent épouvantables qui les accompagneront, vous croirez probablement discerner (car votre lampe ne s’est pas éteinte) qu’une partie de la tenture est plus violemment agitée que le reste. Naturellement incapable de réprimer votre curiosité alors que se présente une aussi belle occasion de la satisfaire, vous vous lèverez aussitôt, enfilerez votre robe de chambre et entreprendrez d’élucider ce mystère. Après une recherche très brève, vous découvrirez dans la tapisserie une fente très habilement ménagée pour défier l’inspection la plus minutieuse. En écartant les deux parties de la tenture, vous découvrirez immédiatement une porte. Ladite porte n’étant défendue que par de solides barreaux munis d’un cadenas, vous parviendrez à l’ouvrir après quelques efforts. Votre lampe à la main, vous pénétrerez dans une petite pièce voûtée.

– Non, vraiment, j’aurais beaucoup trop peur pour m’y aventurer.

– Quoi ! pas quand Dorothée vous aura laissé entendre qu’un souterrain secret relie votre chambre à la chapelle St. Antoine, distante d’à peine une demi-lieue. Pourriez-vous reculer devant une aussi simple aventure ? Non, non, vous pénétrerez dans cette petite pièce voûtée, en traverserez plusieurs autres, sans rien y apercevoir de très remarquable. Dans l’une de ces salles peut-être verrez-vous un poignard, dans une autre quelques gouttes de sang et dans une troisième les restes de quelque instrument de torture. Mais comme il n’y a là rien qui sorte de l’ordinaire et que votre lampe est presque sur le point de s’éteindre, vous retournerez à votre chambre. Toutefois, en repassant par la petite pièce voûtée, votre regard sera attiré par un grand cabinet d’ébène et d’or très ancien que vous n’aviez pas remarqué auparavant malgré une inspection minutieuse du mobilier. Poussée par un pressentiment irrésistible, vous vous en approcherez le cœur palpitant, ouvrirez ses portes à battants et fouillerez dans tous les tiroirs, mais pendant quelque temps sans rien découvrir d’important, peut-être rien d’autre qu’une quantité de diamants considérable. Toutefois, en touchant un ressort secret, un compartiment intérieur finira par s’ouvrir, un rouleau de papier apparaît. Vous le saisissez. Il contient de nombreuses feuilles manuscrites. Vous vous précipitez dans votre propre chambre avec le précieux trésor, mais à peine avez-vous pu déchiffrer “Oh ! toi – qui que tu sois, entre les mains de qui peuvent tomber ces mémoires de la malheureuse Matilda…” que votre lampe s’éteint tout à coup dans sa bobèche en vous laissant dans l’obscurité la plus complète.

– Oh ! non, non, ne dites pas ça. Mais continuez ».

L’on imagine bien (et l’on redoute d’avoir trop bien imaginé) comment cela va se finir : « Comme ils approchaient du terme de leur voyage, Catherine sentit se réveiller en elle dans toute sa force son impatience de voir l’abbaye. […] À chaque tournant elle s’attendait à apercevoir, non sans une certaine crainte empreinte de solennité, ses murailles massives de pierre grise s’élevant au milieu d’un bois de chênes vénérables et ses hautes fenêtres gothiques reflétant les derniers rayons du soleil dans toute leur splendeur. Mais l’édifice était si peu élevé qu’elle franchit les grilles principales du pavillon de garde et se retrouva au beau milieu du parc de Northanger sans même en avoir aperçu la moindre cheminée antique. Elle ne se croyait pas le droit de marquer sa surprise, mais il y avait dans cette façon d’accéder à l’abbaye quelque chose d’inattendu. Il lui paraissait étrange et déconcertant de longer des pavillons d’apparence très moderne, de se retrouver avec autant de facilité dans l’enceinte même de l’abbaye et d’y rouler à une aussi vive allure sur une allée de fin gravier bien nivelée, sans rencontrer d’obstacle, ni rien d’alarmant ou de solennel ». Une fois entrée dans l’abbaye, de nouvelles considérations prennent leur essor dans l’esprit de Catherine : « Le mobilier avait la profusion et l’élégance du goût moderne. La cheminée, qu’elle s’était attendue à trouver d’une grande ampleur et chargée des lourdes sculptures des temps anciens, était réduite à la taille d’une Rumford dont les plaques de marbre étaient simples quoique fort belles et surmontées d’une décoration en très belle porcelaine anglaise. Quant aux fenêtres, […] elles correspondaient encore moins à ce qu’elle avait imaginé. Certes, leur ogive avait été conservée, elles étaient de style gothique, c’étaient peut-être même de véritables croisées, mais toutes les vitres en étaient si grandes, si claires, si lumineuses ! Pour une imagination, comme celle de Catherine, qui s’était plu à espérer les croisillons de châssis les plus petits possibles, la maçonnerie la plus lourde, les vitraux recouverts de saleté et de toiles d’araignée, la différence était particulièrement affligeante ».

Rien de tel avec Mary Shelley – nulle déception, vraiment –. Comme l’a fait Joseph Charles Mardrus (1868-1949) avec ses Mille nuits et une nuit**, elle aurait pu prévenir ainsi le lecteur, resté au seuil de son horrifique conte, s’apprêtant à franchir le pas : « Je puis promettre, sans crainte de mentir, que le rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante, la plus compliquée et la plus splendide vision qu’ait jamais allumée, sur la neige du papier, le fragile outil du conteur ». Car il est une splendeur bien réelle, une splendeur tangible dans l’ombre, quand l’ombre est, se découvre le territoire de notre intériorité…

Jouer à faire peur, par un récit ; jouer à faire se dresser les cheveux sur la tête de celui ou celle qui écoute. Catherine est, dans le célèbre roman de Jane Austen, la victime – oh combien – consentante d’un tel jeu. Semblablement, Mary Shelley s’attachera à façonner ce jeu, – avec un brio, une imagination inédits –, pour les êtres qu’elle aime. Elle s’en explique dans son introduction à l’édition de 1831 : « Les éditeurs des “Romans classiques”, en choisissant d’inclure Frankenstein dans leur collection, ont souhaité que je leur donne quelques éclaircissements quant à l’origine de cette histoire. Je suis d’autant plus désireuse de m’exécuter que cela me permettra de répondre une fois pour toutes à la question que l’on me pose si souvent, à savoir comment, alors que j’étais jeune fille, j’ai pu concevoir une idée si horrible et la développer. À l’été de 1816, nous visitâmes, [mon mari et moi], la Suisse et devînmes les voisins de Lord Byron. Nous commençâmes par nous divertir en voguant sur le lac ou à nous promener sur ses rives […]. Mais cet été se révéla pluvieux, désagréable ; souvent une pluie incessante nous empêchait, des jours durant, de sortir de la maison. Quelques volumes d’histoires de revenants, traduites de l’allemand en français, tombèrent entre nos mains. […] “Nous écrirons chacun une histoire de fantôme”, dit Lord Byron, dont la proposition fut acceptée. Nous étions quatre. Le noble auteur commença un conte, dont il fit imprimer un fragment à la fin de son poème Mazeppa. Shelley […] commença une [histoire] fondée sur l’expérience de ses jeunes années. […] Je me préoccupai d’écrire une histoire – une histoire destinée à rivaliser avec celles qui nous avaient incités à assumer cette tâche. Une histoire qui s’adresserait aux peurs mystérieuses existant dans notre nature et qui éveillerait une horreur poignante ; une histoire qui ferait que le lecteur n’oserait point regarder autour de lui, qui glacerait le sang et ferait battre plus vite le cœur. Si je n’y parvenais point, mon histoire de fantôme ne serait pas digne de son nom. […] Londres, 15 octobre 1831 ».

L’hybris. Cela est valable tout à la fois pour Victor Frankenstein, dont la présomption épistémophile se situe entre Prométhée et Faust, et pour l’auteure, dans la manière qu’elle a de transgresser, bellement, les exigences de la rationalité. Et, en le faisant, aidée d’une langue simplement précieuse et limpide, de nous faire – délicieusement – frissonner.

 

Matthieu Gosztola

 

* Cf. Jane Austen, Œuvres romanesques complètes, tome I, trad. de l’anglais par Pierre Arnaud, Pierre Goubert et Jean-Paul Pichardie, édition publiée sous la direction de Pierre Goubert avec la collaboration de Pierre Arnaud et Jean-Paul Pichardie, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°469, 2000, 1168 pages.

** Le livre des Mille et une nuits [كتاب ألف ليلة وليلة], tome I, traduit par le Dr. J. C. Mardrus, présentation de Marc Fumaroli, R. Laffont, collection Bouquins, 1980, p. 2.

 

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com