Fatras du Soi, fracas de l’Autre, Stéphane Sangral
Fatras du Soi, fracas de l’Autre, avril 2015, 224 pages, 18 €
Ecrivain(s): Stéphane Sangral Edition: Editions Galilée
Matière et révolte
Laisser entendre ce que dessine le dernier livre de Stéphane Sangral qui me questionne, m’encourage à écrire ces quelques lignes. Et même si pour beaucoup je vois que je suis peut-être partial dans cette lecture, rien ne m’empêche de parler de la couleur idéologique qui rend l’accès de ce livre complexe et intéressant – comme couleur, je prendrais le noir. Nonobstant, j’ai fini par trouver un titre à ma chronique, titre qui résume selon moi le projet éditorial de l’ouvrage. Car il s’agit bien de trouver comment un monde sans dieu qui est totalement livré ici à un « matérialisme-réalisme », comment donc on peut parler de militarisme pour en faire la critique, de la connaissance de dieu pour le nier ou encore de la judéité d’un juif tunisien d’origine, livré à une profonde révolte qui confine dans le livre à de longues dissertations innovantes et inhabituelles. Un exemple :
J’ai peur d’avoir besoin que le Néant, tel un dieu, me prenne dans ses bras pour apaiser ma peur d’avoir besoin que le Néant, tel un dieu, me prenne dans ses bras pour apaiser ma peur du néant.
Ou :
Le plus raisonnable serait que les couples humains-dieux se séparent définitivement. Et le plus juste serait que les dieux, responsables non pas de tout mais des violentes difficultés (voire catastrophes) sociales que génère la foi, purgent une peine à perpétuité dans la prison du néant.
Car j’ai compris ce livre comme un pamphlet matérialiste comme le définit parfois une certaine philosophie, mais ici circonscrite surtout à décrire les identités et décrier fortement les phénomènes identitaires quels qu’ils soient (sexuels, religieux, ethniques, enfin tout ce qui nuit au développement de l’être humain et de son accroissement positif dans le cadre des idées et de la connaissance). Et pour moi, cette critique du réflexe identitaire qui nuit au vivre ensemble me paraît assez judicieuse, car elle se loge dans un ensemble révolté devant le fatras d’identités – les amas des similitudes – le fracas et le fatras du vivre ensemble.
Je rêve du jour où tous les humains, collant leur visage au terre-à-terre et aspirant cet air divin, dégonfleront un peu ce ballon à mesure qu’ils deviendront, chacun, des dieux, des dieux ayant autre chose à faire qu’à jouer au ballon, des dieux ayant le ciel-à-ciel collé au visage et aspirant à plus haut. Et mon rêve, depuis trop longtemps trop gonflé de mes dieux – mes représentations… – est un ballon prêt à éclater.
Ou :
Comment vivre dans une humanité qui, se tranchant les poignets avec ravissement d’une lame militariste, s’étranglant avec extase dans le nœud des lignes de frontière, se noyant avec euphorie dans un bain de haine, ne cesse de mettre, comme un trophée, son suicide au cœur du vivre ensemble ?Comment vivre dans une humanité qui, ingurgitant avec délectation le poison identitaire – ce poison qui sclérose et fragmente tous ses tissus – jouit d’instiller la mort en nos identités ? Probablement en s’acharnant à constamment se rappeler que le seul contrepoison possible en est justement, prise dans son entier, l’humanité elle-même…
J’avais commencé ma lecture en ayant le projet de décrire la pensée de ce livre comme pouvant être prise au rayon de la magie, de la prestidigitation, car Stéphane m’avait dit son goût pour le sujet et l’idée a cheminé un moment avec moi. Il m’a d’ailleurs indiqué un endroit ou deux où le concept pouvait fonctionner. Mais avançant dans ma lecture les mots rébellion, révolte, y compris jusqu’au deuxième chapitre du livre qui forme comme une sorte de métatexte, de « métalivre » où le livre s’interroge sur lui-même, la pulsion de la révolte m’a semblé plus adéquate pour appréhender le texte dans son ensemble.
Ce texte me fascine : savoir qu’il ne repose, au fond, que sur un déséquilibre, que sa vérité n’est qu’un déséquilibre, et y faire malgré tout tenir, avec autant d’équilibre que pour mes autres textes – qui sont certes chaque fois une chute infinie dans le non-sens mais adroitement maquillés comme la chute définitive du non-sens –, ma fascination pour l’écriture, me semble un exploit, un exploit dont le maintien en équilibre est un exploit, mais un exploit tout de même…
Ou :
Et le cirque de ce texte – ces tours de piste ressassant qu’ils ne sont que des tours de piste – s’arrêtera comme ça, comme une pauvre note griffonnée sur le non-sens… Mais bon, comme presque tous mes textes… Et mon désespoir a encore de beaux jours devant lui.
Voilà quelques exemples qui me permettent de penser à une lecture pessimiste de la matière, guidée par la révolte, et qui finit par défaire le phénomène de l’identité. Mais, attendons le prochain livre de Stéphane Sangral pour pouvoir décider si cette « philosophie des cendres » – je pense à Derrida, ou encore à la métaphore de l’homme libre chez Sade (sans dieu ni maître) – résiste à la contestation et à la noirceur de la pensée de l’auteur.
Didier Ayres
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