Fabriquer une œuvre littéraire (par Galien Sarde)
Fabriquer une femme, Marie Darrieussecq
Edition: P.O.L
Fabriquer une œuvre littéraire
Publié en janvier 2024 chez P.O.L., le dernier roman de Marie Darrieussecq, Fabriquer une femme, relate avec humour et horreur l’adolescence puis la jeunesse de ses deux héroïnes : Rose et Solange, déjà vues dans des livres antérieurs. À Clèves, un village fictionnel situé au Pays basque, ces deux amies s’éloignent l’une de l’autre quand Solange devient mère accidentellement, engendrant une série de turbulences plus ou moins graves, plus ou moins tragiques.
Un roman-chronique
Relatant globalement dans l’ordre les faits qui fondent l’histoire, Fabriquer une femme prend la forme d’un roman-chronique.
La même trame événementielle, parsemée de crises personnelles advenues dans les années 80-90, est abordée successivement du point de vue de Rose (première partie), puis de celui de Solange (seconde partie), avant que le récit réunisse les deux amies à Los Angeles pour un final ironique (troisième et dernière partie). Dans la mesure où l’on suit les démêlés existentiels de deux adolescentes tentant de devenir femmes, le roman ouvre une dimension d’apprentissage chaotique, sensible à travers les questions qui l’agitent, relatives notamment à l’énigme que c’est d’être au monde, dans un espace-temps élastique, labile comme la vie qui s’évade.
Tropismes sarrautiens
Effectivement, la matière créée, ressaisie par la fiction, est d’abord faite de doute, d’ambivalence et de transgression. Pour en suggérer l’énergie, elle est envisagée à hauteur des deux héroïnes environnées de personnages qui nous échappent en partie. Physique et psychologique, elle prend la forme de tropismes sarrautiens : d’élans élémentaires que traduisent des tropes intrépides. Sang, urine, sueur, vomi et autres humeurs corporelles tissent une grande part de la substance du livre, qui n’est pas seulement faite de l’étoffe des rêves. À travers elles, captant des prises de conscience équivoques, l’œuvre prend des teintes phénoménologiques : il s’agit d’intégrer le monde, sa réalité délicate, insensée, au pire, hostile à ce qui devrait être.
Une esthétique du flash
Répondant à une esthétique du flash, la forme narrative du livre s’accorde intimement à sa matière fulgurante. Sur un rythme heurté, le récit propose en effet une succession d’instantanés dont il ne retient que la moelle : la part sentie, vécue par les deux héroïnes, sans s’encombrer de raccords explicites. Par l’intermédiaire d’astérisques, ces instantanés longs d’un paragraphe projettent des séquences filmiques, largement sonores. Les dialogues du livre le signalent, d’un naturel total, ainsi que la musique qu’appellent les noms de groupes et les titres de chansons cités, remontant aux années perdues. La bande-son ainsi composée, récurrente, enfiévrée, accuse la force des images qu’elle fait pulser dans des jeux de lumière lunatiques.
Un style composite
Ce film et ses transes tropistiques émanent d’un style finement fabriqué qu’ils informent en même temps. Accueillant des mots familiers et datés, venant d’une génération disparue, ce style alterne des phrases concises et des phrases bien plus longues où se développe un lyrisme à la négligence calculée, à la manière de Duras. Par ailleurs, les audaces qu’il porte, ses jouissances parfois répulsives, son voyeurisme concerté, ne sont pas sans rappeler une autre grande plume du passé : celle de Mme de Sévigné, qui chroniquait pour elle les faits de son siècle en usant d’une lorgnette souvent drôle et cruelle, toujours pleine de vivacité, au service des vérités qu’elle faisait siennes. Car le but serait là, en fin de compte : en jouant avec les mots, en étant psychologue, se pourvoir d’une vision du monde autant qu’il soit possible de le faire dans un monde fragmenté, postmoderne.
Galien Sarde
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