Entre sandales usées et bonnet fatigué, Christian Ducos (par Marc Wetzel)
Entre sandales usées et bonnet fatigué, Christian Ducos - Le Pauvre Songe, mai 2025, 100 pages, 13€

entre sandales usées
et bonnet fatigué -
un papillon (p.14)
Il faut s'y faire : l'humour de Christian Ducos a les larmes aux yeux, et chaque court poème ici joue d'une sorte de "oui, mais...", qui nous demande d'être (obligeamment) passé par le pire pour (espérer) prendre part au meilleur. Par exemple : Oui, le Souverain Bien est dans nos cordes, mais comme simple trophée d'un jeu de marelle ! Ou : on aura beau prédire, s'appareiller et mesurer, c'est le sol même qui reste l'infaillible sismologue ! Ou : oui, l'univers a tout comme nous ses mouvements et ses attentes, mais ce ne sont pas les mêmes !
Voici les trois haiku correspondants :
le paradis ? pourquoi pas
mais à cloche-pied
sur un chemin de craie (p.65)
quand se rapproche le bruit des bottes
la lune tremble
dans les flaques (p.78)
le coeur serré
de n'avoir su la garder -
la lune à la fenêtre (p.74)
Ce qui est peut-être le plus fascinant dans le haiku, c'est son refus absolu de la violence : une force abusant d'une faiblesse y est tout simplement impensable. Rien ni personne ne veut y user du rapport des forces à son avantage. Mais dans quel réel pourra-t-on alors vivre, s'il n'y a pas de vie naturelle sans prédation, ni de vie civilisée sans domination ? Marcel Conche, à la fin de sa traduction du Tao Te king (de Lao Tseu) prend pour solution ceci : il faut et il suffit que la violence ne vous trouve pas. Mais comment est-ce possible, sans naïveté ni lâcheté ? Il suffit d'éviter, ou écarter, toutes les situations où l'on ne peut pas faire confiance à autrui ou en l'ordre du monde : quand il y a certitude de confiance mutuelle, en effet, aucune violence n'est plus à craindre. Et il y a au moins une activité humaine dans laquelle la confiance mutuelle est garantie : de même que l'entre-destruction des êtres passe toujours par leur défiance mutuelle, la confiance partagée est là où des êtres viseraient exclusivement à se créer les uns les autres. Il y faut bien l'exercice d'une force, mais elle ne peut être violente. Dans le haiku, toujours, des êtres se créent l'un l'autre. Comment ? En s'inspirant d'un principe d'auto-création de la Nature même. Par exemple, tout conflit entre gens de deux rives s'éteint quand tous voient que le soleil les éclaire, non pas simultanément ni équitablement, mais en tout cas indifféremment : les luminosités changent ici ou là, et même se tournent le dos, mais le soleil vaut pour les deux rives. Dans la paix d'un fuseau horaire, deux heures locales se créent l'une l'autre (p.12) :
sur l'autre rive
rien de bien différent
la lumière peut-être
Quand il y a dispute, positions inconciliables, c'est aussitôt une simple apparence si l'on situe correctement l'arbitre (l'ordre des choses), et que l'on saisit qu'étant partout, il n'usurpe aucune place particulière. Ce qui n'est occupé que par la force universelle ne peut priver ni humilier personne. L'arbitre ne veut rien pour lui, et seul le fou le traite en rival. Christian Ducos l'illustre en souriant ainsi (p.15) :
sur la chaise
le soleil a pris toute la place
où s'asseoir maintenant ?
Le haiku est un poème qui laisse agir les seules forces universelles, ne place qu'elles aux commandes des situations particulières. Les convives heureux s'oublient en mangeant, les moustiques malins se font oublier en les piquant. Résultat : tout se sera bien passé, car l'ordre du monde régnait (discrètement, mais souverainement) sur le banquet (p.30) : à chaque espèce sa banque de sang, et la viande a ses deux rives. Comme en une messe, où l'assistance voulant bien se supporter, et Dieu l'épargner, la prière obtient tout normalement la paix qu'elle demande
fin du repas, convives en allés
sur la chaise vide
un moustique - repu
Ce qu'il a à dire, le haiku le dit toujours en peu de mots, et le fait ainsi d'autant mieux voir. Dans cette drastique économie de formulation, même la contradiction ressort et percute mieux. Il y a donc deux effets caractéristiques : le haiku montre ce qu'il sait dire (le détail émerge aussitôt de la précise et dense formulation, là où un commentateur de tableau, à l'inverse, ferait surgir son discours de l'examen du détail), et il fait advenir la loi de l'exception même qui paraissait la menacer ou contredire. Par exemple, l'avidité et l'ambition détraquent l'équilibre des choses en "demandant la lune" ; mais que demandait la lune elle-même ? Rien, puisque le ciel qu'elle a est tout ce qu'il lui faut. Alors le sage recadre et redresse son envie, en ne demandant plus que ce que demandait la lune même - ce qui annule toute irritation et rivalité, puisque le ciel est le fondement et l'horizon de toute demande, il est la condition (déjà remplie) de toutes les conditions (qu'on s'épuisait à remplir). Le "ciel" taoïste est l'indéréglable et infaillible voie du Tout à lui-même (p.41) :
je ne demande pas la lune
dit le ruisseau
juste son ciel
Et "tout" étant ainsi "bien pesé", tout ce qui n'est pas le tout est alors mieux pensé, et remis à sa place, minime, qui "tiendra" donc toujours assez dans le peu de réalité de nous-même (p.82) :
tout bien pesé
ce qui m'appartient
pourrait tenir dans le creux de ma main
Dans un très bref avant-propos, Christian Ducos ne prétend, en recourant encore à la forme (pourtant importée et peut-être passée de mode) du haiku, qu'à "quelques pas dans l'espace ouvert d'une respectueuse liberté". L'expression "respectueuse liberté" dit merveilleusement la spontanéité pourtant délicate et la drôle d'indépendance pourtant pleine d'égards de ce genre poétique. Une spontanéité se soucie normalement peu du reste, puisqu'elle arrive sans permission et s'offre sans recul, mais cette spontanéité-ci prend soin de la spontanéité même du monde, en ménageant, justement et délicatement, la liberté propre de l'ordre des choses. Le "respect" préfère toujours, à la violence, la disposition à honorer la vie propre de son objet - devinant finement sa noblesse sous sa banalité, sa raison d'être sous sa fugitivité, sa générosité dans le don même qu'elle nous fait de son ambivalence. Le réel affiche complet ou n'est pas, ainsi doit-il faire l'affaire de tous (et seulement de tous) pour se produire, et ainsi, nécessairement présenter aspects opposés aux besoins opposés de ses innombrablement divers usagers. Le diable et dieu arrivent par le même avion puisque l'Univers est l'unique mode de translation de tout : (p.39)
quel ennui !
les vagues s'élèvent retombent et se brisent
quelle fraîcheur !
Et puis : même si la mort est note indéchiffrable, il faut bien lui supposer un rédacteur, par là-même, lui, digne, jusqu'au bout (jusqu'à elle !), d'attention. Trois haiku s'échinent (et s'enchaînent) à le dire :
du crâne au ventre
les allées et venues
des fourmis
une adresse illisible
sur un bout de papier
c'est tout ce que j'ai
sur le point de mourir
ce regard
qui cherche à voir
Marc Wetzel
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Christian Ducos, poète, essayiste et éditeur (né en 1955). On lira par exemple avec intérêt et plaisir "Plic ! Ploc !" (Le Cadran Ligné, 2019) ou "Patchwork" (Le Pauvre Songe, 2024). Il est comme chez lui dans la lumière des choses, devinant pour nous ce qu'elles peuvent et les présentant, comme civilement (lui, le mortel qui sait voir, mais n'insiste ni n'abuse), les unes aux autres. Sur le fond de vide qu'à leur insu (?) elles habitent, et que Ducos suggère avec grâce.
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