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Eloignez-vous de ma fenêtre, Vénus Khoury-Ghata (par Patrick Devaux)

Ecrit par Patrick Devaux 25.06.21 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Mercure de France, Poésie

Eloignez-vous de ma fenêtre, Vénus Khoury-Ghata, juin 2021, 128 pages, 14,50 €

Edition: Mercure de France

Eloignez-vous de ma fenêtre, Vénus Khoury-Ghata (par Patrick Devaux)

Modeste à se sentir « fissure pour engouffrer le peu », Vénus Khoury-Ghata, plume majeure de notre poésie et aussi romancière, vit de précipités minéraux à se poser la question de la solitude ou de l’écartement : « Eloignez-vous de ma fenêtre/ ne revenez qu’après la fermeture définitive de la planète/ quand mes os seront de pierre sèche/ mes gestes de vents retenus ». C’est que la présence des disparus peut être tenace : « il faut être très mort pour ne pas revenir ». Les dédicaces en disent long pour savoir qu’il ne s’agit pas d’un enfermement mais d’une sorte de pause d’incompréhension où les mots creusent le sol, les arbres, les passants interrogés, le lecteur sans doute également.

La vie semble étrangement se passer par contumace et très à l’étroit dans l’étriquement des mots resserrés comme autant d’interpellations à tenter l’impossible écoute : « Ecoute/ écoute le terreau au-dessus de ta tête/ suis les dédales de l’obscurité pour ne pas t’égarer ». La vie, bonne conseillère donc, essaie de trouver la faille à tenter l’impossible : « on vit de ce qui ne peut mourir dit la vieille qui plume la volaille/ sur le seuil de la cuisine/ et elle s’essuie le visage avec un pan de son tablier maculé de sang ». L’idée de l’auteur est scénique d’autant qu’elle manie une poésie à la limite de la prose.

La mort semble jouer aux osselets avec elle-même, le texte révélant parfois un côté fantastique : « il ne fait pas la différence entre le dedans et le dehors/ prend les dalles pour une marelle géante/saute de case en case/ évite de marcher sur les lignes ». Souvent en disant « moins mort », ce sont des actes de vie qui sont révélés. On songe davantage à La Belle au Bois Dormant qu’au cimetière de Lofoten de Milosz. Chez Vénus « tous les morts ne sont pas ivres de pluie vieille et sale » (Milosz) mais plutôt d’une sorte de tournoiement qui voudrait éviter les embûches d’une cruelle réalité. Il y a la maîtrise du temps par le décalage des objets et cartographie d’une réalité convenue : « …(les amis) penseront à lui tant qu’une rue passera devant sa maison ».

La glycine continue de grandir alors que l’homme rapetisse : le temps compté est une préoccupation majeure de l’auteur même s’il s’agit d’un temps serein qui restitue les arbres à hauteur d’élagage d’oubli. Si la mort semble être « une porte claquée », il y a un sens archéologique, donc d’éternité relative, à vouloir restituer.

La deuxième partie du livre, Scènes de la vie ordinaire, avec son titre anodin, révèle une kyrielle de faits presque de presse mais traités de façon magistralement poétique avec y compris ce qui rappelle les tragédies : « une femme est morte/ il n’y a pas de quoi crier au loup ». Avec aussi un sens profond des origines, l’auteur s’en tient parfois au résultat quand « on ne revient pas de sous les pierres pour finir une phrase, dissiper un malentendu ». En état de perpétuelle proximité, l’auteure rend le décor perceptible émotionnellement : « le soir apaisait ses mains qui mouillaient la farine avec l’eau du robinet/ le seul à pleurer ».

La dernière partie du livre, 4 août 2020 Beyrouth, révèle la tragédie d’un jour funeste : « ceux qui se souviennent/ parlent d’un silence rempli de vacarme/ d’arbres tétanisés/ de ville pétrifiée/ six secondes/ les hommes tombaient avec les murs/ le feu avalait les pierres ». Et cette question qui en dit long : « Faut-il balayer les hommes avec les gravats ? ».

La plume de Vénus rassemble alors les mots de la fatalité sans bien sûr l’admettre.

 

Patrick Devaux

 

Vénus Khoury naît au Liban, près de Beyrouth, dans une famille maronite. Fille d’un militaire parlant le français et d’une mère paysanne, elle se souvient de son enfance passée à Bcharré, le village de montagne du poète Khalil Gibran. Elle obtient le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française en 2009 et le Prix Goncourt de la Poésie en 2011 pour Où vont les arbres. En 2018, elle intègre le Parlement des écrivaines francophones aux côtés de Sedef Ecer, Paula Jacques et Khadi Hane entre autres. Elle a publié une quarantaine de romans et de recueils de poésie traduits en 15 langues.

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A propos du rédacteur

Patrick Devaux

 

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Patrick Devaux est né en Belgique sur la frontière avec la France, habite Rixensart, auteur d’une trentaine d’ouvrages auprès d’éditeurs divers en poésie, quelques prix d’édition, 3 romans parus dont 2 aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune; 2 recueils de poésie récents (2016 et 2017) parus aux éditions Le Coudrier ; membre de l’AEB (association des écrivains Belges) et de l’AREAW (association royale des écrivains et artistes de Wallonie), il a aussi de nombreux contacts en France ; il anime une rubrique « mes lectures » sur le site de la revue Vocatif www.moniqueannemarta.fr de Nice depuis 2013 et fréquente de près ou de loin les écrivains du groupe de l’Ecritoire d’Estieugues de Cours la Ville  et de l’association LITTERALES de Brest ; publie aussi dans diverses revues de poésie. Fréquente aussi les réseaux sociaux, faisant ainsi connaitre la poésie d’auteurs moins connus ou disparus.