Education d’un enfant protégé par la Couronne, Chinua Achebe
Education d’un enfant protégé par la Couronne (The Education of a British-Protected Child), traduit de l’anglais nigérian par Pierre Girard, octobre 2013, 200 pages, 21,80 €
Ecrivain(s): Chinua Achebe Edition: Actes Sud
Chinua Achebe est un immense romancier. On le sait, bien qu’on ne le sache pas encore assez.
Mais Chinua Achebe est aussi un écrivain engagé, un homme politique, un militant des droits de l’homme en général, un défenseur des droits de l’homme africain en particulier, un défenseur farouche et éclairé de cette histoire de l’Afrique et de ses peuples qu’ont si régulièrement occultée, voire niée, les personnalités politiques et les historiens « occidentaux », jusque dans certaines phrases prononcées encore en 2007 par un président de la République des Droits de l’Homme dans le tristement célèbre discours de Dakar.
Chinua Achebe avait 78 ans lorsqu’il a achevé cet ouvrage au long titre, recueil d’essais, de discours, de réflexions, et de souvenirs personnels, souvent intimistes, marquant des étapes essentielles de sa vie de personnage public et de personne privée, et repérant les événements ayant provoqué ou accompagné l’évolution de sa pensée politique, et en particulier de sa vision personnelle des rapports de l’Afrique au reste du monde.
Son premier passeport, qui lui a été délivré pour un voyage d’études en Angleterre, portait la mention « individu protégé par la Couronne ». Ce marquage ambigu, ce signe de propriété paternaliste porté sur son identité par la puissance coloniale, apparaît comme étant l’un des fondements de sa réflexion sur la relation dominant/dominé, maître/serviteur, colonisateur/colonisé, blanc/noir…
Alors, au fil des textes, l’auteur s’analyse en analysant :
– les éléments de divergence des représentations mentales et culturelles propres d’une part au peuple colonisé, d’autre part au peuple colonisateur, ces différences que, lors de leur rencontre, ici brutale et violente, là plus lente et plus insidieuse, sur la terre africaine, la puissance coloniale a caricaturées pour les ridiculiser, ou qu’il a ignorées, niées et entrepris d’annihiler par l’assimilation et l’acculturation forcées ;
– les multiples discours tenus au cours des siècles et jusqu’à ce jour par les puissances occidentales pour expliquer, voire « justifier » la traite des noirs et l’esclavagisme. Chinua Achebe démonte les mécanismes idéologiques et les instruments de conditionnement qui ont amené les populations des nations coloniales et certains de leurs penseurs les plus éclairés à considérer l’esclavage comme un état naturel pour le noir, puis la colonisation comme un devoir moral des nations civilisées à l’endroit des « pauvres sauvages » ;
– la manière ethnocentrique dont les nations coloniales ont écrit et falsifié l’Histoire du monde en occultant, jusqu’à nos jours, celle de l’Afrique et de ses peuples, voire en affirmant que l’homme africain n’a pas eu d’Histoire avant l’arrivée des Blancs.
De l’époque de la traite des esclaves jusqu’à l’époque actuelle en passant par la colonisation ; on peut dresser une longue liste et un riche catalogue de tout ce qu’on a dit que l’Afrique et les Africains n’avaient pas ou n’étaient pas…
Evidemment, dans le même temps, était gommée toute la richesse de la civilisation et des cultures africaines :
– la vision de l’homme africain qu’ont véhiculée certains auteurs occidentaux considérés comme majeurs, comme, entre autres, Joseph Conrad :
Conrad, dans « Au cœur des ténèbres », imagine pour ses personnages un ordre hiérarchique simple entre les âmes : on trouve au bas de l’échelle les Africains, qu’il appelle « les âmes rudimentaires »
– les raisons avancées par les anciennes puissances coloniales, devenues par le biais de l’économie néocoloniales, pour expliquer la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’Afrique en évitant le plus souvent de faire état de leur responsabilité historique et du rôle que joue leur politique économique présente :
– les causes du succès planétaire de son roman Tout s’effondre ;
– le faux dilemme, selon lui, que se posent certains écrivains africains lorsqu’ils doivent choisir la langue dans laquelle ils vont écrire.
Le titre du dernier chapitre condense le combat culturel et politique (mais l’un peut-il aller sans l’autre ?) mené inlassablement par ce grand militant de la dignité africaine,
L’Afrique, ce sont des gens !
Et le dernier paragraphe témoigne du caractère universel de sa vision de l’histoire de l’homme :
Notre humanité dépend de l’humanité de nos semblables. Aucun individu, aucun groupe ne peut être humain tout seul. Nous nous élevons tous ensemble au-dessus de l’animal, ou pas du tout. Quand nous aurons appris cette leçon, même s’il est tard, nous aurons réellement progressé d’un millier d’années.
Ce livre est une gifle pour tous ceux qui continuent d’affirmer la prétendue supériorité de leur « race », et une grande leçon pour l’humanité.
Patryck Froissart
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