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Editions théâtrales : trois oeuvres (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 17.01.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Editions théâtrales : trois oeuvres (par Didier Ayres)

 

Corde. raide, Debbie Tucker Green, 2019, trad. E. Gaillot, B. Pélissier, K. Rivière, 96 pages, 12 €

Amsterdam, Maya Arad Yasur, 2019, trad. L. Sendrowicz, 72 pages, 12 €

Surprise parti, Faustine Noguès, 2019, 96 pages, 12 €

 

Comment devenir personnage

Pour cette nouvelle livraison de la collection Répertoire contemporain, les éditions Théâtrales publient trois textes de factures différentes mais qui posent tous en un sens la question transversale : comment le théâtre se met-il en relation avec les personnages ?

Regardons de près la première pièce Corde. Raide, qui relate une histoire complexe et violente. Il s’agit d’une femme noire sommée de choisir la peine capitale de son agresseur, et qui opte dans les possibilités qu’on lui donne pour la pendaison, la corde. Tout d’abord, il faut souligner l’expression volontairement minimaliste du décor et de l’origine genrée des personnages, genre qui peut varier selon l’autrice. Donc, une écriture sobre et cependant expressive. Nonobstant cette clarté stylistique, seule la victime est genrée et racisée. Ainsi des figures de la pièce nommées 1, 2 ou 3 flottent en partie, 3 étant l’héroïne noire stable. Ce faisant, l’atmosphère est presque d’anticipation, produisant une impression décalée, et j’ai rapproché ma lecture du premier film de Georges Lucas : THX 1138.

Dès le début plane une menace que l’on ressent dans les interventions de 1 et 2, lesquels sont mal à l’aise. On ne comprend la vérité de leur mission qu’à la fin, alors que longtemps on hésite à croire qu’ils vont commettre un crime et que 3 serait le jouet de leur persécution. Ainsi, j’ai penché pour une garde à vue, comme on la connaît par exemple de The Offense de Sydney Lumet. En tous cas, quel étrange tribunal se tient pour condamner un agresseur dont on ne saura rien du crime ni des débats juridiques, sinon la sentence de mort !

Flottements disais-je, quand la narration reste mystérieuse longuement, que la communication entre les acteurs se fait par des objets pauvres, des silences, des répliques qui se chevauchent, rendant le travail des comédiens complexe et mental. On pourrait y reconnaître un peu de ce que la distanciation brechtienne nous a appris. Quoi qu’il en soit, ce texte est une étude des rapports de classe, des rapports de genre, des rapports sociaux. Ainsi, les descriptions des différentes peines de mort envisagées font un effet glaçant, et la construction dramatique vient à son terme avec la désignation de cette corde, de cette corde raide.

« TROIS. – Vous voulez que j’emporte ce truc qu’il a écrit – sur lequel il a écrit, là où on habite, là où on vit, là où mes gamins vivent – ce truc qu’il a écrit avec son, ton. Ses intonations. Son accent. Son haleine, le poids de son haleine. Sa salive. Sa senteur. Son odeur, sa sueur, le poids de sa sueur, ses… ».

Amsterdam, quant à elle, m’a poussé devrais-je dire vers cette interrogation au sujet du statut des types au théâtre. J’y ai reconnu du reste une relation entre des protagonistes et la narration dramatique, originale et intrigante. En effet, cette pièce est proprement un théâtre de personnages lesquels se construisent avec la pièce. D’ailleurs, elle est faite de deux parties qui se répondent parfois nettement, où dans le premier volet les comédiens fabriquent leur rôle, pour, dans le second volet, le vivre sur la scène comme étant devenu ce personnage fabriqué. Toujours est-il que cette histoire nous conduit vers la grande Histoire. On y arbitre en un sens de ce qu’est la mémoire de la Shoah, car des individus visiblement antisémites cohabitent avec des juifs. Ces individus racistes rappellent parfois les personnages de Bernhard des Dramuscules, courtes pièces dans lesquelles ceux-ci font preuve d’une intolérance presque insupportable. La construction d’Amsterdam est pyramidale, à la base se trouvent des éléments de narration rapportés, n’étant pas du régime de la scène ; dans le second mouvement du texte, il s’y affine et s’y dessine, comme en une pointe, une certaine angoisse de l’écrivaine qui a choisi de vivre à Amsterdam justement. Ainsi, cette facture de gaz impayée qui suit tout le cours de la pièce pourrait peut-être ressembler à une facture véridique, dette que la dramaturge aurait pu contracter, en même temps que sévit un antisémitisme historique et courant…

Pyramide, cercles, spirales, formes étoilées donnent au discours à la fois la présence nécessaire à la scène tout en rapportant la diégèse maintenant lointaine, et cependant toujours brûlante, des spoliations, des injustices ayant touché les juifs. Ce rapport au texte, au livre, sachant qu’ici les situations sont rapportées par les acteurs, situations extérieures qui instruisent ce procès de la diffamation anti-juive, enrichit le principe narratif du comédien en l’agrandissant au grand livre de l’histoire tragique du judaïsme. Une intrigue persiste : qui doit régler cette note de gaz contractée au temps du nazisme en Hollande, facture augmentée de pénalités et qui grossit depuis dans les bureaux du fournisseur, dette contractée par les spoliateurs durant la deuxième guerre mondiale ? On suit cette dette dans les propos des locuteurs – plus locuteurs, en un sens, que personnages dramatiques, mais qui instruisent cependant le réel procès du racisme. Est-ce ce que l’on pourrait qualifier de théâtre de témoignage ? Oui, dans une certaine mesure, mais faisant vivre au théâtre la voix intérieure de l’autrice.

– Politise-toi.

– Heil Hitler !

– Socialise-toi.

– Vive la révolution !

– Intègre-toi !

– Les immigrés, dehors !

– Sois toi.

– L’Europe aux Européens !

– Débrouille-toi !

– Een betalen, twee halen !

– Montre-lui la facture de gaz que t’a refilée Jan.


Enfin, la troisième pièce instruit quant à elle un autre pan de la question que je soulignais en titre. Nous sommes sans doute au milieu d’un théâtre vraiment politique, dans une sorte de pièce didactique – Brecht en étant le représentant le plus fameux, lequel pousse à militer et permettre les prises de conscience. Nous sommes dans la bataille des élections à la mairie de Reykjavik en 2010. Ici, une partie du spectacle est produite par les médias, la télévision, les sondages, les chiffres des panels, des questionnaires. Et l’arrière-fond imagé de cette élection autorise le collage de vraies citations des vrais protagonistes de l’élection, qui sont là des personnages à part entière, autonomes, gérant le réalisme de leur vraie vie, dans une fiction. Didactique ai-je dit dans le sens qu’une sorte de mise en abîme de la réalité a lieu. Je crois que la politique telle qu’elle est pratiquée depuis Machiavel, en un sens, est une affaire de comédie, de mensonge, de théâtre en quelque sorte. Ainsi, faire revivre ce théâtre au théâtre doit s’accompagner d’un point de vue, celui d’un projet didactique, d’un enseignement politique propre à une pédagogie des idées, ce qui est le cas ici.

Par ailleurs, le vrai maire sorti des urnes islandaises en 2010 a bel et bien été un acteur, un humoriste et musicien punk engagé, fin et drolatique. Et si les répliques se chevauchent parfois entre trois différents locuteurs, c’est le laboratoire de la parole qui nous est proposé. Laboratoire de la parole des affaires publiques, ici jouée, dramatisée. N’est-ce pas le devoir du théâtre que de mettre en scène la société, pour qu’elle puisse recevoir en miroir ses inquiétudes, et qui sait ? s’améliorer par cette scène que lui tend sa propre représentation ? Ici, on pourrait peut-être évoquer le Théâtre de l’opprimé de Augusto Boal, où revivre les tensions sociales, et partant, résoudre des problèmes dialectiques. Surprise parti est-il un pamphlet ou une invitation à prendre parti ? sans doute l’un et l’autre, car l’acteur pourrait vivre la double existence de sa personne sociale et de son rôle…

« JÓN. – Nous ne nous avons pas menti. Nous vous avions annoncé des monstres et vous avez vu des monstres. Ils vous ont fait rire et trembler. Pourtant, si le hasard l’avait voulu, vous pourriez être l’un d’eux. Ils n’ont pas demandé à naître. Mais ils sont nés, et ils vivent. Ils ont leurs codes, leurs lois. Offenser l’un d’eux, c’est les offenser tous ».

 

Didier Ayres

 

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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.