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Du malheur d’être Grec, Nikos Dimou

Ecrit par Yannis Constantinidès 11.07.15 dans La Une Livres, Payot, Les Livres, Critiques, Bassin méditerranéen, Essais

Du malheur d’être Grec, traduit du grec moderne par Eurydice Trichon-Milsani, 128 pages, 10 €

Ecrivain(s): Nikos Dimou Edition: Payot

Du malheur d’être Grec, Nikos Dimou

 

L’introspection nationale a toujours quelque chose de douloureux, surtout lorsqu’il s’agit d’un peuple au passé aussi imposant. Le Grec moyen rappellera volontiers aux « étrangers » (c’est-à-dire tous les non Grecs) que ses lointains ancêtres furent les inventeurs de la démocratie, de la rhétorique, de la philosophie et d’une foule d’autres choses, comme pour bénéficier d’un peu de leur gloire, mais il se gardera bien de vivre selon leur exemple. Il se comporte ainsi en héritier ingrat et désinvolte qui s’approprie les titres de noblesse de ses aïeux sans nullement se sentir obligé de se montrer à la hauteur. Il faut dire qu’il est tout sauf facile d’assumer un héritage aussi lourd que celui de la Grèce antique. Les seuls Grecs heureux, dit Nikos Dimou, sont « les inconscients » qui vivent sans l’angoisse terrible de devoir égaler les Anciens. Tous les autres, conscients de leur infériorité irrémédiable (Grecs justement, avec la charge de mépris que mettaient déjà dans ce nom impropre les Romains, et non plus Hellènes), semblent voués au malheur.

Faute de pouvoir dépasser ce modèle absolu, que tout lui rappelle en permanence, le Grec se réfugie dans le déni et une sorte d’hybris désespérée : « Au fond, le Grec ignore la réalité. Il vit deux fois au-dessus de ses moyens financiers. Il promet trois fois plus que ce qu’il peut accomplir. Il affirme connaître quatre fois plus de choses que ce qu’il sait réellement. Il ressent (et compatit) cinq fois plus que ce qu’il est capable de ressentir » (§ 32, p. 24). À lire ce passage si actuel du livre de Nikos Dimou, on a du mal à croire qu’il a été écrit il y a quarante ans, avant même l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne – dont elle pourrait d’ailleurs bientôt être exclue ! Traduit en français en 2012, au début de la crise économique, il paraît encore plus prémonitoire à présent que l’on en a atteint l’acmé, les défauts de toujours ne pouvant plus guère être masqués.

Tel un Socrate moderne, Nikos Dimou oblige les Grecs à se regarder en face, à mieux se connaître eux-mêmes, et son diagnostic est tout aussi sévère et ironique : « Le conflit sous-tend l’identité du Grec, le rend incertain et changeant, note-t-il ainsi dans sa postface à la traduction française. Il est divisé entre son glorieux passé et son présent de misère, sa mentalité orientale et son aspiration européenne – écartelé entre d’un côté les forces de la tradition (l’Église orthodoxe, par exemple) et de l’autre celles de la modernité » (p. 119). Cette « contradiction intérieure » (p. 70), née déjà de la difficulté de concilier hellénisme et christianisme, semble être son destin.

C’est sans doute pour échapper à ce clivage que le Grec est si porté à l’exagération : il a définitivement perdu le sens de la mesure cher aux sages de l’Antiquité (μηδὲν ἄγαν, « rien de trop »). Il oscille sans cesse entre les extrêmes, prompt à l’exaltation mais cédant tout aussi facilement au découragement. Ce tempérament « cyclothymique » fait de lui un être instable, passionnel, nécessairement partisan. Il suffit d’assister à une « discussion » grecque sur la politique ou le football pour s’en convaincre ! Les touristes s’étonnent toujours que l’on traite couramment ses amis de « branleurs » ou de « pédés » (malaka, pousti) alors qu’il s’agit en fait d’insultes affectueuses…

Le Grec a en tout cas conscience d’être à part : il ne se considère par exemple pas comme un Européen – « Quand un Grec parle de “l’Europe”, il exclut automatiquement la Grèce » (p. 30) – même s’il s’enorgueillit que la Grèce soit à l’origine de l’Europe. La vérité, c’est qu’il ne sait pas bien qui il est, qu’il hésite entre identité réelle et identité fantasmée.

Dans ce petit livre divisé en courts chapitres composés d’aphorismes, Nikos Dimou épingle avec la même délectation cruelle qu’un Thomas Bernhard les travers, petits et grands, de son propre peuple, mais il ne parle étrangement pas du goût immodéré des Grecs pour la fête (to glenti) ni de leur sens aigu de l’autodérision. C’est pourtant ces traits caractéristiques qui témoignent d’une certaine continuité, malgré les aléas de l’histoire, avec l’Hellade véritable. Les Grecs anciens n’étaient-ils pas en effet eux aussi des êtres excessifs, des bouffons ? Nietzsche a montré que la mesure apollinienne était un garde-fou nécessaire contre la folie dionysiaque et que la « sérénité grecque », chère à Goethe et Winckelmann, était une illusion rétrospective.

Il est vrai que le portrait que dresse Nikos Dimou est uniquement à charge. Or, tous les Grecs modernes ne se sont pas laissés écraser par leur passé de légende. Nos grands poètes (Seféris, Elytis, Ritsos) ont su ainsi réinsuffler de la vie aux vieux mythes. Si Platon et Aristote sont inégalables, la philosophie grecque n’est pas morte avec eux, comme en témoignent les œuvres récentes d’Axelos, Castoriadis ou Papaioannou, pour ne citer que ceux qui ont écrit en français. La fiction complaisante de la « Grèce immortelle » n’est donc pas entièrement fausse. Car la Grèce n’est pas qu’un très beau pays[1], elle est d’abord une idée, un horizon d’accomplissement. On ne peut au fond revendiquer de filiation que spirituelle avec les Anciens ; nul besoin d’être Grec pour cela.

J’ajoute, en tant que Grec du Levant, que le pamphlet de Nikos Dimou est surtout vrai pour les Grecs de Grèce. Quand ils ne se renient pas, les Grecs de la diaspora s’efforcent généralement d’être fidèles à cette « Grande Idée », pas au sens patriotique de Vénizélos mais en tant que modèle de civilisation. Peu étonnant dès lors que les Grecs restés au pays se moquent volontiers de ceux qu’ils disent pourtant « deux fois Grecs »…

Il faut toutefois reconnaître que Nikos Dimou, dans l’ensemble, vise juste ; on sort d’ailleurs profondément meurtri de cette lecture lorsqu’on est Grec ou philhellène. Cependant, le fait que cet ouvrage ait connu plus de trente rééditions en Grèce depuis sa première publication, en 1975, prouve que le Grec n’est pas aussi allergique à l’autocritique que le dit l’auteur (p. 22). Il rira même, d’un rire certes jaune, de l’image peu flatteuse que lui renvoie ce miroir impitoyable.

On n’intentera donc pas un procès d’intention à Nikos Dimou comme les Athéniens le firent avec Socrate, accusé à tort d’impiété. Son amour de la Grèce et sa tendresse infinie pour ses compatriotes transparaissent à chaque page. Le Post-Scriptum de son livre insiste, comme pour se faire pardonner, sur le bonheur d’être Grec. Mais comme il est Grec, il ne peut s’empêcher de préciser malicieusement que ce bonheur est « le bonheur du malheur d’être Grec » (p. 117).

 

Yannis Constantinidès

 


[1] Cf. p. 95 : « Il est vrai que ce pays est si beau que par moments cette beauté pèse sur notre âme, un peu comme l’ombre de nos ancêtres. »

 

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A propos de l'écrivain

Nikos Dimou

 

Nikos Dimou, né à Athènes en 1935, est un journaliste et écrivain grec. Après des études de philosophie en Allemagne, il a collaboré à plusieurs journaux, travaillé pour la télévision et écrit plus de soixante ouvrages, dont Οι Νέοι Έλληνες (Les Nouveaux Grecs) et Απολογία ενός Ανθέλληνα (Apologie d’un anti-Grec), qui posent aussi la question de l’identité grecque.

 

A propos du rédacteur

Yannis Constantinidès

 

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Yannis Constantinidès enseigne la philosophie dans le secondaire à Paris et l’éthique appliquée à l’Espace éthique de la région IDF. Il prépare un livre sur le hasard, qui paraîtra, si tout se passe bien, aux éditions François Bourin.

Blog : http://www.philomag.com/blogs/le-corps-dans-tous-ses-etats