Diadorim, João Guimãraes Rosa (par Léon-Marc Levy)
Diadorim (Grande Sertão : Veredas, 1956), João Guimãraes Rosa, trad. portugais (Brésil) Maryvonne Lapouge-Pettorelli, 924 pages, 9,90 €
Edition: Le Livre de Poche
Le Sertão, ravagé par la guerre des jagunços, est la niche même du Diable – celui-qui-n’existe-pas – qui s’y adonne à cœur-joie à la sauvagerie la plus terrifiante, aux limites de ce que les humains sont capables de produire dans l’horreur – tout en sachant que ces limites peuvent toujours être repoussées et elles l’ont été à maintes reprises depuis la Guerre de Canudos qui finissait le siècle XIX et annonçait l’immonde siècle XX. Ce roman entier se construit sur l’attente de la Fin du Monde. Le monologue de Riobaldo, sur plus de 900 pages, entre d’emblée dans les plus grands moments de la littérature, aux côtés de Absalom ! Absalom ! de Look Homeward, Angel, ou de Nostromo. C’est un déluge de mots, racontés à un auditeur qui restera mystérieux jusqu’au bout. Plonger dans le flot du monologue de Riobaldo, long de plus de 900 pages, est un voyage au bout de l’Enfer que les hommes, ses meilleurs artisans, sont capables de construire.
Riobaldo, Tatarana, le Crotale-Blanc, traverse le Sertão de la guerre improbable des Jagunços comme on traverse une vie – erratiquement. Âme damnée vouée à la guerre, aux violences les plus incroyables qui se puissent imaginer, il est aussi porteur d’une âme amoureuse qui peuple ses rêves de l’amour de la belle Otacilia, à peine aperçue lors d’une pérégrination de la troupe, et décrétée dès l’abord comme fiancée promise. Amour à peine ébauché, improbable, sûrement impossible mais qui tient Riobaldo dans son équilibre des tensions entre la haine satanique qui le ronge et ses aspirations à la douceur amoureuse. Équilibre des tensions entre le Diable et le Bon Dieu dont Riobaldo fait un défi personnel. IL n’existe pas celui-qui-n’existe-pas. Mais il est omniprésent dans les êtres de cette folie guerrière, il possède les esprits et les âmes et les mène au bout de l’horreur. Amour impossible ? Peut-être. Mais que dire du vrai, du seul, du grand amour qui possède Riobaldo comme une force surnaturelle, un élan irrépressible ? L’amour qui le projette vers Reinaldo – jeune jagunço de la même troupe – dont le nom pour Riobaldo est Diadorim. Pour Riobaldo seulement, comme le sceau d’un secret d’amour qui lie les deux hommes. Un amour qui frise l’interdit au point d’affoler les tréfonds de Riobaldo – sa construction identitaire et symbolique. Non ! Jamais il ne pourrait, avec un homme. Verneinung qui fait écho à son « le Diable n’existe pas », comme une négation de la négation.
« Mais je vous donne ma parole : homme très homme comme j’ai été, et un homme aimant les femmes ! – jamais je n’ai eu de penchant pour les vices aberrants. Ce qui est hors des préceptes me répugne. Alors – vous allez me demander – cela, qu’est-ce que c’était ? Ah, loi brigande, que le pouvoir de la vie ? Je déclare bien franchement ce qui, pendant tout ce temps, toujours plus, parfois moins, s’est passé pour moi. Cette amitié subjuguante. Je ne pensais à aucun prolongement, au pire des desseins. Mais je l’aimais, jour après jour je l’aimais davantage. Je vous le dis : comme un maléfice ? Tout juste. Agi par magie. Il suffisait qu’il fût près de moi et rien ne me manquait. Il suffisait qu’il devienne triste, que son visage se ferme, et je perdais ma tranquillité. Il suffisait qu’il soit au loin, et je ne pensais qu’à lui. Et je ne comprenais pas moi-même alors ce que c’était ? Je sais que si. Mais non. […] Du démon : je demande ? ».
Tension. Il est rare qu’elle traverse un roman avec autant d’intensité. La répétition des expéditions dans un Sertão mille fois célébré en est comme la corde de l’arc. Sertão dénudé, terrible, répété à l’envi comme la musique de basse continue de cette histoire, de cette étrange épopée. « Les veredas. Rien d’autre, pas âme qui meure. Le néant des jours entiers, tout le néant – ni gibier, ni oiseau, ni caille […] Il n’y a pas où s’habituer les yeux, toute solidité se dissout. C’est ainsi. Dès le point du jour le Sertão hallucine. Les vastitudes. Leur âme ». Sertão scandé, chanté, maudit, adoré. Hallucinant dans tous les cas – des étendues immenses, presque désertées des hommes – et qui, dans le récit logorrhéique de Riobaldo revient sans cesse, obstiné, obsessionnel, théâtre démoniaque d’expéditions punitives qui succèdent à d’autres expéditions punitives. Pourquoi ? La question aussi obsède. Bandes de jagunços contre bandes de jagunços. A quoi tient leur appartenance, puisqu’on retrouve régulièrement des « soldats » et des chefs qui changent de camp, au gré des temps et de leurs caprices ? Tels Zé bebelo ou Sô Candelario, tantôt amis, tantôt ennemis. Jeux de guerre impitoyables et cruels, pour des bribes de pouvoir ou de gloriole insensée. On peut se demander si Guimãraes Rosa ne poursuit au cœur de son projet l’illustration – infernale oui – de ce dont est fait au fond la guerre, donc la politique : le projet absurde du prestige, des étincelles d’une gloire dérisoire qui fait croire aux hommes qu’elle est essentielle.
Le Diable ? Oui, partout, sans cesse. Autre ligne terrible de tension du récit de Riobaldo : il ne se veut pas possédé du Démon. Il n’existe pas a-t-il dit. Il ira pourtant dans son combat entre le Bien et le Mal jusqu’à attendre le Fourchu à un croisement de routes pour – peut-être – passer un pacte avec lui. Dans sa préface Mario Vargas-Llosa donne une piste possible de lecture du roman : manuel de démonologie appliquée. Oui, partout, chez tous. Les visages mêmes se veulent images de créatures démoniaques, vampiriques.
« Un usage courant, s’aiguiser les dents de devant, avec la lame d’un outil, pour le plaisir d’imiter le tranchant des dents de ces poissons féroces du São Francisco – les piranhas noirs, dits aussi piranhas-rodoleiras. Et n’allez pas croire que pour ce curetage ils avaient les instruments appropriés, une petite lime, ou une râpe. Non : ils y allaient au couteau ».
Jusqu’à l’émergence du Démon absolu en la personne d’Hermógenes, l’infâme, le traître, le rusé, le Malin. La quête de Riobaldo alors se fera claire : pourchasser Hermógenes jusqu’à la mort, tuer en lui le Démon qui gît en tous. « Hermógenes – il faisait pitié, il faisait peur. Mais, à certaines heures, je pressens : que du démon, on ne peut pas avoir pitié, aucune pitié, et il y a une raison. Le démon s’arrête gentiment, très gentiment, l’air plus bas que terre, si triste, que vous vous arrêtez à côté pour voir – alors, à ce moment-là, il s’élance, se met à faire des pirouettes et se contorsionner, à dire des obscénités, en cherchant à vous enlacer et en faisant d’horribles grimaces – la bouche comme un four. Parce qu’il est – il est fou incurable. Totalement dangereux ». Hermógenes devient l’essence même du Mal et, par sa mort, peut-être achètera-t-il la rédemption de tous ? Les thèmes sont éminemment faulknériens assurément, mais Guimãraes Rosa les décline dans une énonciation univoque, le récit d’un homme. Encore que. Ce récit univoque semble jaillir de mille bouches tant Riobaldo est multiple – Diable et Bon Dieu – recréant ainsi une véritable polyphonie qui évoque irrésistiblement Absalom ! Absalom !
Et puis, Vargas-Llosa dans sa préface suggère aussi une lecture qui s’impose comme une évidence, Diadorim comme gigantesque labyrinthe verbal, jeu de pistes narratives vertigineux pour le lecteur, dans une langue d’une beauté irréelle. Riobaldo raconte, mais la chronologie – la « logie » tout court – est hachée, parcourue de trous, laissant au lecteur le soin de reconstituer le fil de l’épopée des jagunços, de recoller les épisodes de bataille, les soirées d’accalmie, les élans d’amour et les flambées de violence. A la manière d’un Thomas Wolfe, João Guimãraes Rosa fait déferler sur nous un fleuve tumultueux de mots, d’images, de sons, qui existent en tant que tels, presque détachés du signifié. Discours-en-soi, poésie-en-soi, récit-en-soi qui ne raconte pas toujours forcément mais se raconte toujours. Le récit de Riobaldo est à l’image du Sertão, illimité et introuvable, sauf à le répéter mille fois. « Nous poursuivîmes ainsi tant bien que mal, à travers ces lieux, dont on ne savait pas les noms. Interminablement. Le chemin de ce qui n’en finit plus. Le Sertão – dit-on – mettez-vous en tête de le chercher, vous ne le trouverez jamais ».
Diadorim est le seul roman de João Guimarães Rosa. Mais on peut relire ce roman. Mille fois peut-être. On peut être sûr d’y trouver mille romans. Bien au-delà des trois pistes de lecture repérées par Mario Vargas-Llosa, le monologue de Riobaldo s’ouvre sans cesse vers des horizons inattendus, fantasmés ou réels, fascinants toujours. Diadorim est un des plus grands romans du monde.
Léon-Marc Levy
P. S. : Ce livre magnifique nous a été hautement recommandé par Juan Asensio qui, dans son blog Stalker et dans son livre « le temps des livres est passé » aux éditions Ovadia, lui consacre une très belle chronique :
João Guimarães Rosa (1908-1967) est un médecin, écrivain et diplomate brésilien. Il est l’auteur d’une importante œuvre littéraire se composant de six recueils de nouvelles (dont deux posthumes) et surtout d’un monumental roman épique, à multiples strates, intitulé Grande Sertão : veredas (1956, paru en traduction française sous le titre de Diadorim), ouvrages dans lesquels, la plupart du temps, le sertão est le cadre de l’histoire, et qui se signalent par leurs innovations de langage, souvent déroutantes, mélangeant archaïsmes, mots et tournures des parlers populaires, régionalismes, termes érudits, vocables empruntés aux autres langues (que l’auteur connaissait en grand nombre), néologismes, purismes, altérations de mots et d’expressions idiomatiques, etc., à tel point que l’on parla à propos de cette œuvre de revolução rosiana, de révolution rosienne.
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