Demeure, Hubert Le Boisselier (par Murielle Compère-Demarcy)
Demeure, Hubert Le Boisselier, Z4 Editions, 2018, 85 pages, 14 €
Le titre de cet opus poétique signé Hubert Le Boisselier nous invite d’emblée à marquer une pause, sur le tarmac de la réflexion et de l’imagination, avant d’entamer notre voyage. Demeure, en effet, remue dès le seuil du livre son chant polysémique : s’agit-il de l’injonction donnée à celui qui agite ou mobilise son existence de « demeurer » un instant dans l’espace d’une pause, l’impératif du verbe se conjuguant à un certain art de vivre où savoir prendre son temps résulte d’un acte de sagesse ? S’agit-il du substantif nommant cette « maison » dans laquelle chacun de nous habite, élit domicile, quelque part, à sa façon, en ouvrier/artisan de son quotidien, en… poète ? Demeure, est-ce même un lieu – immobile ou mouvant –, une position statique dans l’espace ; ne renvoie-t-il pas plutôt à cette posture, dans la dynamique du Vivre, où la cinétique des « entrelangues » mêle et mélange leur langage « dans la désinvolture du temps », pour rejouer/reformuler le monde sur la table de nos pages clairvoyantes reliées à nos mots (words) croisés/entrechoqués/fracturés ? Pour écrire/remodeler un monde « dédoublé » par « le geste d’écrire », recommencé dans la « persistance entre les mots », lu, « redit » sans cesse comme « je parle vide/sur la fracture » ?
Demeure engendre le Poème où habiter en Poète-Corps-Verbe le monde auto-régénéré par le flux inprogress des mots – des mots qui ne sont guère déposés, fixés définitivement, mais qui remuent leur nuit tectonique sur « la brèche » du failli/du faillible.
moi-même enfin incarné
dans le désastre d’un noyau vide
douloureusement
myself as flesh deprived of a meaning
voilà que la phrase reçoit une épaisseur
sa présence de bouche pleine
irreverent to the soul
La poésie de Hubert Le Boisselier est une poésie qui « demeure », dans le sens où sa temporalité se rejoue et se réinvente dans la matière du Verbe à chaque instant du Vivre vibratoire. Elle bouge les lignes, « souffle essaimé du vertige », désaxe les plans fixes, déjoue les cadres logiques dans lesquels nos systèmes de pensée limitent le monde afin de le saisir. Demeure nous lance le défi d’une langue poétique insaisissable tel le vortex d’une langue initiatique/organique/purgative, l’approche irrépressible d’un trou noir dévié avant l’embrasement, toujours repoussé pour mieux être réexpérimenté dans ses parages chaotiques.
La poésie de Demeure se joue à flux tendu dans ce « hiatus » du dire où la parole se gonfle de la substance du « non-dit », se retire, revient, « dans le spasme de la mer » (A. Artaud), se heurte au fracas du Vivre, se brise, reprend sa course vers l’infini sur la ligne de crête.
in-formé
par une langue reptilienne
nom prédaté
empreinte d’un non-dit dévorant
défait de soi
par le dépouillement des mots
d’un autre
mon nom ellipse
aspiré en soi-même
dans le verbe
naître
mon nom ne s’articule à rien
perdu dans les plis du dire
Comment « demeurer » quand son « nom ne s’articule à rien », quand « rien ne s’articule/de soi-même» ?
il faut une esquisse
à moins que
« ne » s’efface
se dilue
à moins que
« ne » dénoue l’articulation
à moins que rien
finalement articule
parle
sur la fracture
Béance de balbutiements à vociférer/proférer comme le désarticulé de la langue réincarnerait le monde en sa chair, en son double – Le Théâtre et son Double, artaudien –, là où « le retrait s’exprime » ; brèche imparable et insoluble où hurler la langue au bord de se dire ; laps du vertige où se désarticuler « corps du présent », se restructurer poème a-syntaxique, demeurer pour s’étreindre dans « l’aspiration sans fin ». Demeure, écrit le poète Hubert Le Boisselier ; de même le poème à l’œuvre sans appuis dans « l’Absolu circulaire » (Antonin Artaud).
Murielle Compère-Demarcy
Hubert Le Boisselier, né à Rouen en 1968, vit et travaille dans le Nord de la France depuis 1992. Il a toujours aimé lire de la poésie, des romans. Voir des films. Aller au théâtre. Lire, entendre et voir le théâtre de Shakespeare. Lire Eluard, Péguy, Neruda et tant d’autres. Les romans de Jane Austen ou Jean Giono. Voir les films d’Almodovar ou d’Orson Welles. Il écrit de la poésie depuis de nombreuses années mais n’a commencé à envoyer ses poèmes à des revues qu’en 2016 et a été publié dans plusieurs revues en ligne (Capital des mots, Lichen, Recours aux poèmes, Infusion, revue Temporel, 17 secondes, Post, Incertain regard, les Soliflores) ainsi que dans des revues papier (La volée, Filigrane, A l’index, Traction Brabant, Libelle, Comme en poésie, Festival permanent des mots, An Amzer, Portique, Rrose Selavy, Florilège, Verso, Phoenix, Paysages écrits, Traversées, Poésie-première).
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