De la providence, suivi de Lettres à Lucilius (lettres 71 à 74), Sénèque
De la providence, suivi de Lettres à Lucilius (lettres 71 à 74), avril 2017, trad. Emile Bréhier, 96 pages, 3,50 €
Ecrivain(s): Sénèque Edition: Folio (Gallimard)
« Qu’est-il de plus fou cependant
que d’avoir de l’angoisse pour des événements à venir,
et, au lieu de se garder pour les vrais tourments,
d’aller chercher des peines et de les appeler à soi ».
Le lecteur s’interrogeant sur la providence en général fera mieux de passer son chemin. Le thème est ici abordé sous un angle très particulier, annoncé en sous-titre : pourquoi les hommes de bien ne sont pas exempts de malheurs, malgré l’existence de la providence.
Que la providence existe et qu’elle gouverne entièrement les hommes, Sénèque n’en doute donc pas, convaincu que « nos destins nous mènent, et la première heure de notre naissance a réglé tout le temps qui nous reste ». Mais pourquoi la providence distribue-t-elle aveuglément les lots de malheur au lieu de tenir compte des mérites et démérites de chacun ?
C’est Lucilius, disciple assidu de Sénèque, qui questionne le philosophe sur cette anomalie. Lucilius se fait le porte-voix de tous ceux qui, s’efforçant de rechercher le bien, sont désemparés lorsqu’ils sont victimes d’un coup du sort alors que la chance semble sourire aux hommes malhonnêtes ou veules. Pire, les plus méritants sont parfois le plus cruellement touchés. Bref, Lucilius représente chacun d’entre nous quand il est blessé par un sentiment d’injustice et ne peut s’en prendre à d’autres coupables que la malchance, dieu ou la fameuse providence.
Sénèque, prié de donner du sens à cette révoltante absurdité, répond par un paradoxe : en réalité, en s’acharnant sur les hommes de bien, la providence les favorise puisqu’elle leur fournit des occasions de prouver qu’ils sont réellement des hommes de bien.
Selon la doctrine stoïcienne que Sénèque défend, sont hommes de bien les hommes ayant compris que les possessions matérielles, les honneurs, les plaisirs physiques n’ont aucune valeur. Les hommes de bien ne placent donc pas le bonheur dans la recherche et la conservation de ce que le commun des mortels se dispute mais au contraire dans le détachement vis-à-vis de toutes les fausses valeurs véhiculées par la mode et ce que nous pourrions ramener, toutes proportions gardées, à une société de consommation et de l’apparence.
L’homme de bien est donc un homme soucieux de se libérer de ses préjugés, de ses illusions et des représentations fausses qu’il se fait du bonheur. Il apprend à dompter ses désirs et ne se passionne pour rien. Apprenti stoïcien, il vise en effet l’apathie, état dans lequel les douleurs, pas plus que les plaisirs, ne procurent de trouble. Cet homme méprisera ce dont la perte inopinée laisse la foule désemparée. Son bonheur sera de n’éprouver nulle souffrance quand celle-ci sombrera dans le malheur.
Envisagée sous cet angle, non seulement la providence n’est pas ingrate avec les hommes de bien mais elle est même généreuse puisqu’en accumulant sur leur tête les tuiles, elle leur donne la chance de montrer leur bravoure.
Et en guise d’encouragement, Sénèque de citer la sagesse de Socrate (qui n’était pas stoïcien) face à la mort, d’accumuler les exemples, dans l’histoire romaine, de supplices dignement endurés. Il s’agit de rester stoïque, comme nous disons aujourd’hui, quelles que soient les circonstances. « C’est par quoi vous êtes supérieurs à Dieu ; lui, il est en dehors de la souffrance, vous, vous êtes au-dessus ». Sénèque, auteur de tragédies, se laisse parfois emporter.
En témoigne la dernière partie où, faisant parler la providence elle-même, il se livre à une apologie du suicide. Car rien ne force l’homme de bien à rester prisonnier de son destin. Il est libre d’en sortir valeureusement en choisissant la mort si effrayante pour les hommes englués dans leur existence matérialiste. Les dernières lignes du traité indiquent même quelques moyens assez sordides de quitter le monde. Cette complaisance excessive vis-à-vis du suicide écarte Sénèque de la stricte orthodoxie stoïcienne, qui ne rechigne pas à cette issue quand il n’y en a pas d’autres, sans la recommander toutefois à tout va.
L’enjeu de ces quelques pages achevées dans l’outrance est cependant capital pour la vie intellectuelle romaine. Dans une civilisation où, faute de curés pour se confesser ou de psychologues à consulter, on s’épanche auprès des philosophes pour régler des difficultés d’ordre moral ou psychologique, il est crucial que les disciples trouvent dans les leçons reçues des remèdes à leurs maux. Sénèque est soucieux de la réputation des stoïciens qu’il représente. Alors, quel autre moyen de persuader que bien agir n’est jamais au détriment de l’homme vertueux, que ce tour de passe-passe où il transforme rhétoriquement le bourbier de la poisse en sentier de la gloire ?
L’habileté de l’éditeur est de faire suivre ce texte mineur de quatre lettres choisies parmi les cent vingt-deux que Sénèque adressa, les dernières années de sa vie, à Lucilius. Ces lettres constituent son œuvre philosophique majeure.
Là, la leçon de stoïcisme est limpide et l’homme est moins un pantin de la providence qu’un être que sa raison peut largement libérer en le faisant tendre vers la sagesse. « Le sage ne dépend pas d’autrui ; il n’attend pas la faveur de la fortune ou la faveur d’un homme ; sa félicité vient de lui-même ; elle pourrait sortir de l’âme, si elle y était entrée, mais elle y prend naissance ».
La providence apparaît tantôt sous ce nom, tantôt sous celui de « fortune », mais Sénèque la débusque aussi, fin politique qu’il est, sous les traits de l’Etat. Les autorités politiques, en jouant le rôle de la providence, obtiennent le pouvoir et s’y maintiennent.
Impossible, alors, de ne pas penser à notre notion moderne d’Etat Providence lorsque le philosophe évoque, à la lettre 73, ces libérales distributions de nourriture que le peuple reçoit comme un dû, inconscient que le pouvoir politique l’amuse de denrées périssables pour mieux le contrôler.
Sénèque constate que tout cadeau matériel de l’Etat au peuple entretient la division, l’individualisme, alors qu’une politique soucieuse du bien public devrait au contraire rassembler les citoyens. « Un repas, une distribution de viande, tout ce qui est saisissable à la main se divise en parties ; mais ces biens invisibles, la paix et la liberté, sont tout entiers à tous autant qu’à chacun ». On ne devrait rien attendre d’autre de l’Etat que ce strict nécessaire, fondement solide pour que chacun organise son existence.
Entre les lignes, peut-être un regret, presque un mea culpa. Au moment où il rédige ses lettres, Sénèque paie chèrement les libéralités reçues de Néron, cet ancien élève dont il espérait faire un empereur éclairé. Le monarque, jaloux du génie littéraire de son ancien maître, l’a assigné à résidence aux portes de Rome en attendant de lui intimer l’ordre de se suicider, ce qui se produira en l’an 65 de notre ère.
Homme de bien dans sa recherche de la sagesse, Sénèque semble livrer dans cet opuscule les exhortations qu’il s’adressa à lui-même pour accepter plus facilement des épisodes douloureux ou humiliants de sa vie, comme l’exil par exemple. Confessions entre les lignes mais aussi manuel qu’on désignerait aujourd’hui sous cette – vilaine – expression de développement personnel, il y a toujours de la modernité à glaner chez Sénèque.
Marie-Pierre Fiorentino
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