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Courrier de nuit, Hoda Barakat (par Carole Darricarrère)

Ecrit par Carole Darricarrère 30.10.18 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Moyen Orient, Roman

Courrier de nuit, octobre 2018, trad. arabe Philippe Vigreux, 144 pages, 16 €

Ecrivain(s): Hoda Barakat Edition: Actes Sud

Courrier de nuit, Hoda Barakat (par Carole Darricarrère)

 

La nuit, la Littérature a mal. Elle envoie des lettres au monde, dès lors que l’Histoire s’incarne dans la menace d’un éternel retour. Nausée. Prélude à une introspection sartrienne sur le sens de l’existence.

C’est sur le mode de la confession, dans un style factuel à cran et à croc qui ne nous fait grâce d’aucun détail, sans jamais juger ni prendre parti, que Hoda Barakat, écrivaine libanaise vivant en France, dresse un tableau au vitriol de la condition humaine d’une actualité brûlante en cinq épisodes et quelques échos dont la tension dramatique installe un climat délétère dont le lecteur ne ressort pas indemne : roman âpre, expressif, frontal, qui jette un éclairage sensible d’une acuité intense sur les profondes mutations politiques et sociales auxquelles le monde est confronté.

Âmes sensibles s’abstenir, ce livre d’épistoles, traduit de l’arabe, qui se lit comme un recueil de nouvelles, dissèque les subtiles chambres de torture de la psyché humaine et dresse, à cheval sur d’invisibles frontières, un portrait pathétique des tristes pantins victimes et bourreaux d’une société barbare profondément toxique, présage d’un No future nous laissant désemparés face à un sentiment de malaise grandissant qui nous collerait à la peau.

C’est une leçon de réalité implacable, et un livre sur la culpabilité, qui n’épargne pas les femmes, qu’elles soient mères ou amantes, quand bien même armées des meilleures intentions – mais les ‘meilleures intentions’ ne sont-elles pas tout compte fait tout aussi suspectes ? – La Nature en ressort symptomatiquement souillée, qui n’y a pas sa place, ravalée toute entière à l’ombre, discrètement symbolisée, au détour d’une page, par l’innocence pleine et entière, si rassérénante en regard de la bête humaine, d’un menu moineau perdu dans le décor dont le sort soudain nous apparaît enviable, à l’égal de la coulée paisible d’un fleuve à distance de nos crimes. Sorte de claque, ce chassé-croisé de monologues nés du gouffre témoigne dès lors de l’enfermement, du déjà-là du pire à venir, de l’incommunicabilité et de l’incompatibilité fondamentale sous toutes ses formes (sexe, genre, âge, culture, situation sociale, postures religieuses).

L’histoire personnelle de ces cinq protagonistes (et celle de leurs interlocuteurs), relégués par le sort et les événements au rang d’insectes, balaie de facto comme un seul et même tsunami bons sentiments, illusions, remords, espoir, bienveillance, sollicitude, compassion, pitié ; reste l’amour, objet récurrent de malentendus et de discorde, promesse d’imposture, sorte d’abstraction inatteignable en forme de mirage aux alouettes qui ne brille, en miroir des conventions du bien et du mal, que par son absence. À ce titre, l’évocation tragique, dans la lettre numéro trois, de l’emblématique trio composé d’une dame blonde sur le retour d’âge, en mal d’affection et dont la sollicitude n’a d’égale que la naïveté, d’un Albanais candide et d’un migrant roublard, nous laissera longtemps aphones.

« Que savons-nous des gens qui ont vécu les guerres civiles, la violence, la destruction, les pertes, la désillusion et, nécessairement, une peur atroce ; de la façon dont ils évoluent, de ce qui change en eux et se durcit ? ».

De fracture en fracture, les destins noueux des bons et des méchants, les mobiles inavouables des uns et des autres, les tournants fondateurs de l’histoire tant collective que personnelle, les fatalités, les injustices et les longues saignées d’impuissance, fondent les maillons de nuit noire d’une chaîne humaine qui passent et repassent de fil en aiguille à la faveur des courants du hasard comme autant de mea culpa et d’appels au secours à effet miroir. C’est à grands renforts implacables d’abjections ordinaires faisant feu des idées reçues (bonté naturelle, foi en l’homme), que l’auteure conjugue courageusement le verbe souffrir, a souffert-souffre-fait souffrir : son souffre-douleur, son semblable, son ami, son bouc-émissaire, son prochain, égal en solitude et en désespoir, dans un continuum sans fin de victimes condamnées à devenir d’implacables bourreaux et de pauvres proies nativement naïves pareillement ballottées d’incompréhension, de chagrin, de colère, de peur, d’impuissance et de haine, cour des miracles dans laquelle la confusion règne, la rédemption se fait toujours attendre et les vivants ne sont jamais que désordre en sursis.

Il en ressort que ce révélateur psychologique en forme de cocotte-minute écrit dans l’urgence sur le fil du rasoir d’une actualité aux abois, brutal autant que courageux, cent pour cent anxiogène, balayant au passage le mythe fondateur-de-toutes-les-dérives de la solidarité avec une lucidité baroque sans concession, a le mérite de soulever de part et d’autre avec forces points d’interrogation philosophiques le voile des immenses questions-réponses sensibles qui alimentent mécaniquement la censure, labourent, secouent et divisent les oiseaux de malheur et les tendres perruches qui se partagent de gré ou de force le cocotier sous couvert de toutes les corruptions sans jamais parvenir à un modus vivendi qui respecte les attentes légitimes des uns et des autres.

Autant de contradictions, d’impasses, de frontières, d’escales et de zones de non-dit, sur le bord intime de la violence effective, qui forgent notre avenir au couteau et font de ce roman un livre essentiel à lire d’urgence.

Et « Dieu dit à Job : Tu es celui qui mérite ce que je vais faire de toi. Je te choisirai entre tous les hommes pour te donner le privilège d’un tourment sans limites. Tu seras libre et ne seras pas tenu par le pari que je fais de ton amour pour moi. Je te laisserai le choix de perdre, mais l’histoire n’aura de sens que si je gagne mon pari ».

Sur tout cela, remplir les siècles de ’pardon-je t’aime’ (n’y suffira pas).

 

Carole Darricarrère

 


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A propos de l'écrivain

Hoda Barakat

 

Hoda Barakat est née à Beyrouth. Depuis 1989, elle vit à Paris. Elle est l’auteur de cinq romans qui sont tous publiés en France par Actes Sud. En 2000, elle a reçu le prix Naguib Mahfoug pour l’ensemble de son œuvre. Le royaume de cette terre, son cinquième roman, est paru en septembre de cette année même. Elle a aussi publié deux pièces de théâtre et un recueil de chroniques. Son œuvre a été traduite dans plusieurs langues européennes.

 

A propos du rédacteur

Carole Darricarrère

 

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Carole Darricarrère est née en 1959 en Afrique où elle a grandi. Elle est l’auteure de nombreux livres de poésie. Son travail oscille entre différents vortex d’écriture embrassant dans un même élan la littérature et la photographie d’auteur ou encore la création radiophonique.

 

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