Corps incessant, Franck Bouyssou, Jacques Cauda (par Murielle Compère-Demarcy)
Corps incessant, Franck Bouyssou, Jacques Cauda, éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, février 2022, 78 pages, 10 €
Cylindrer le corps, pour le fouler, le lustrer, pour faire surgir de la carcasse, « calandre rutilante », la quintessence… Cylindrer son silence, dans « la transhumance de la sève/l’essor pénombral de la vouivre » pour le faire parler au-delà de sa présence immédiate… Quel est ce « corps » insaisissable et « incessant » capable de saisir la temporalité et la chair de la langue, l’espace d’un livre, mais aussi les plages de notre existence, assez en tout cas pour que sa réalité devienne cette ombre impalpable nous habitant et nous enveloppant plus loin que le présent ?
L’auteur de ce recueil poétique est psychiatre et l’on sait la place du corps dans le soin psychiatrique. Le corps et son appréhension constituent des éléments essentiels de la conscience de soi, et nous ramènent au moment présent ; il est également un médiateur par excellence pour l’entrée en contact avec un patient ou l’instauration d’une relation basée sur la confiance ; ou au contraire l’écran tactile et sensible à la douleur, qui pourra être « meurtri » en cas de maltraitance voire de violence.
Dans la relation corporelle, être touché avec bienveillance a un effet relationnel sécurisant : de même être touché par la poésie des mots. Remettre le corps, « incessant », sur le billard, sur le billot, entre les mains des mots peut peut-être huiler et/ou freiner « la calandre rutilante » qui emporte nos carcasses en marche, quelquefois tournoyantes, égarées ? Le corps est ancre de notre psychisme qui s’encre dans le corps de mots, cela le poète médecin des âmes surtout lorsqu’il est lui-même psychiatre en ressent l’importance, et l’intention (de la conscience) et le souffle (du corps) peuvent s’associer dans la gestion et la circulation de nos énergies afin qu’elles soient inspirantes. Le corps par ses sens s’ouvre dans l’instant aux vibrations extérieures et répercute tel un gong les flux qui le touchent le traversent le frappent
Glisser le long de ces fils de lumière
qu’irisent de vives pluies de poussière
Quelle ombre errante sommes-nous parmi les ombres ? Les nus du « peintrécrivain » Jacques Cauda qui accompagnent les poèmes de Franck Bouyssou, les éclaboussent d’une lumière crue au sens charnel, à l’instar de ces « vides » et « creux (…) qui viennent en avant danser/sur la pointe des soies/graviter à rebrousse-poil/comme échappés des eaux/toujours en mouvement sur le tendu de la toile (…) » dont parle Peindre dans lequel Cauda réécrit, avec le verbe peindre et son art de tuer, l’image qu’est devenu le monde (éditions Tarmac).
Le corps est ici saisi dans les eaux « lustrales » de son paradoxe : eaux perdues qui accouchent, en la déchirant, la vie ; corps ressuscité post-mortem malgré l’oubli. L’effacement qui emporte la disparition du corps aimé semble a contrario faire du bouche à bouche au corps qui le rêve et laisse surgir dans les zones fébriles de l’absence « comme une inextinguible épée ». Les nus de Cauda offrent « le corps incessant » ici offert au sublime spectral de sa Surfiguration (l’art Surfiguratif désignant le mouvement pictural initié par le peintre), et l’on se dit que cette brèche ouverte par l’absence d’un corps aimé, Cauda était LE peintre à convoquer pour la représenter éminemment. Et si sourd, « dans le silence des nuits » ce corps arraché à l’oubli par la jouvence du poème, c’est qu’une place écrite quelque part l’y attendait malgré sa présence au monde devenue vide, et qu’il ne manquait que le geste du désir de le faire revivre pour que de quelques mots il ressurgisse effectivement/émotionnellement, dans ce que Fr. Bouyssou nomme « l’essor pénombral de la vouivre ». Habité par autre que soi, une ombre danse sur les bords de l’absence, dans « un grand vide derrière/sans les bords d’un corps pour soutenir le poids », et l’existence entière kaléidoscopique s’ouvre, artère démultipliée dans l’organisme gigantesque compact aux arcanes et inconnues érotiques du monde, vaste éventail d’une fantas(ma)tique envergure ventilant un mystère intact
Blanc. Ce qui densifie ton propre écho
à l’intérieur de toi-même
sécrétion des fonds obscurs
– neige anonyme, corps incessant –
Vois ! Toutes les couleurs que tu saignes.
Les mots condensent la douleur, le poème cisèle le concis de l’obscur, ce qu’il reste du corps aimé disparu. Une page blanche répond en écho à chaque page écrite/illustrée, ressac du silence avant que le « corps incessant » ne s’exprime dans le reflux des mots aspiré par le souvenir, au centre névralgique de soi-même quand
Passe
au centre des corps où tout passe
(…)
voix presque visible de la lumière
Et si, alimentant la forêt des signes que nous traversons entre terre et ciel « la sève » assure « la transhumance », des « craquements » s’émettent qui douloureusement remontent le puits de nos souffrances, sur la margelle du Dire « à destination du silence » souffle musical point d’orgue du paroxysme, sur le bout de la langue, sur les lèvres du poème, balbutié, murmuré, près de purger l’ineffable pour mieux l’exorciser en même temps que l’exaucer. N’est-ce pas quand on n’a plus de mots que l’on revient au poème ? Au « corps incessant » du poème ? Organique, sexe-cerveau ; cosmique ; souffle créatif d’où
s’abîmer dans le flot d’un corps
à la recherche
de l’origine des basculements.
La puissance singulière de ce livre provient de la place primordiale accordée au corps, célébré dans sa pérennité au-delà de sa disparition (« ton corps se continuait encore après »), dont la vigie mouvante par le regard et le toucher puise dans le réel et s’élève vers la lumière, comme l’arbre, en quête de profondeur. Ce corps peut s’effacer pour délester le Vivre de sa carcasse et de sa pesanteur, jusqu’à « disparaître / dans la transparence du vide » ; il peut au contraire souligner les limites de notre existence en en circonscrivant l’espace (« tu n’es qu’un corps ») ; peut se prolonger encore, habiter l’attente, accueillir « la caresse de mots simples/ au flanc anxieux ». Quel que soit son expression, le corps est ici célébré – corps consentant d’être « touché » par l’esprit – dans une apologie où le poème fait corps avec le souffle et la nuit pour mieux mettre à nu par les mots nos failles, nos désirs, nos espoirs : notre fragile, inextinguible, prégnante humanité.
Murielle Compère-Demarcy
Franck Bouyssou est médecin psychiatre et vit à Nice. Il a récemment publié l’ouvrage Garoupe aux éditions Ballade à la Lune, et plusieurs de ses poèmes ont paru dans différentes revues (Recours au poème, Décharge, Poésie/première, Arpa, Encres Vives, …).
Peintre écrivain, Jacques Cauda a réalisé pour les télévisions française, algérienne et canadienne une trentaine de documentaires. En 1998, il interrompt sa carrière de documentariste pour créer le mouvement surfiguratif dont il expose les grandes lignes dans un manifeste : Toute la lumière sur la figure. Il a écrit une quarantaine de livres : romans, essais, poèmes, livres d’artiste… Il en a illustrés davantage. Il dirige la Collection Bleu-Turquin aux éditions Douro.
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