Colombian Psycho, Santiago Gamboa (par Catherine Dutigny)
Colombian Psycho, Santiago Gamboa, Métailié, mars 2023, trad. espagnol, François Gaudry, 592 pages, 23 €
Ecrivain(s): Santiago Gamboa Edition: MétailiéAprès Des Hommes en noir, traduit et publié aux Editions Métailié en 2019, Colombian Psycho est le second volet des enquêtes d’Edilson Jutsiñamuy, un procureur colombien originaire de l’ethnie indigène Huitoto et d’une journaliste d’investigation, Julieta, flanquée de son assistante Johana, une ex-guérillera des FARC.
« Une main solitaire émergeait de la terre, comme si elle s’était lassée de reposer au milieu des cailloux et des fourmis et voulait indiquer quelque chose. Ou dire simplement : Je suis là, maintenant vous devez m’écouter. /…/ Une sombre fleur au milieu de l’herbe et de la pierraille. Tels ces crabes noirs qui, sur l’ile de la Providencia, descendent pour pondre au bord de la mer et s’arrêtent en chemin, surpris par la lumière.
Une main abandonnée, poing fermé. Une tarentule immobile indiquant quelque chose ».
C’est sur les hauteurs de Bogotá que, lors des pluies torrentielles de novembre, cette main ainsi que d’autres membres enterrés aux alentours vont déclencher une longue et complexe enquête. Une enquête d’autant plus troublante que la personne à laquelle ces morceaux appartiennent n’est pas morte, mais réduite à l’état d’homme-tronc émasculé et qu’elle purge une peine dans une prison pour viols, homicides et autres galéjades. Quelque temps plus tard un Argentin subit le même sort, sans avoir la chance (?) d’y survivre.
Ce sinistre jeu de tortures et de découpages n’épargnera pas un écrivain célèbre, un certain Santiago Gamboa (sic) qui, avant de pousser son dernier soupir, aura le courage (inouï !) d’arracher la couverture d’un livre dont le titre fournira un précieux indice aux enquêteurs. L’auteur ici s’amuse à nos dépens en succombant à ses propres personnages. Le procureur et la journaliste vont tenter de mettre en évidence le lien, en apparence très tenu, qui relie des personnes aux activités et personnalités très différentes.
Si dans Des Hommes en noir, les puissantes Églises évangéliques étaient au cœur même de l’intrigue, dans ce nouvel opus on découvre peu à peu le rôle des paramilitaires et de l’armée régulière dans ce que la justice colombienne appela « Les faux positifs » sous la présidence d’Álvaro Uribe. Le scandale éclata fin 2008 après la découverte des cadavres de jeunes gens présentés par les militaires comme de dangereux guérilleros. En réalité, il s’agissait de civils n’ayant aucun lien avec les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie. Les assassinats étaient maquillés en scènes de combats et devaient gonfler les résultats de la lutte contre la rébellion.
Dans cette recherche tortueuse de la vérité, l’écrivain reste fidèle à sa manière de dénoncer les pires atrocités, la corruption, la vanité, le mépris d’une petite classe aisée à l’égard de la masse infinie des plus pauvres, des métis, des indigènes, mais aussi et surtout ce qu’il nomme « les crimes de désespoir », ceux des êtres qui sont acculés par la vie : « “Seul celui qui a le choix est vraiment coupable”, avait toujours pensé Jutsiñamuy » (p.281). Il est à la fois sans naïveté ni complaisance à l’égard des maux qui continuent à meurtrir de manière endémique son pays de naissance, tout en gardant ce ton décalé, mélange d’humour, d’ironie et de profonde empathie pour cette terre sud-américaine peuplée « d’orphelins » qui lui inspire de vrais moments de poésie, comme elle peut lui inspirer certains passages assez « trash ».
Le titre du roman, clin d’œil appuyé au best-seller de Bret Easton Ellis, se réfère à une société dont l’auteur ne cesse de fustiger la banalité de la cruauté, l’absence de morale et l’accaparation des richesses en exploitant les plus démunis. L’histoire, dit-il, du « psychopathe colombien ». Même Jésus-Christ, « Le Grand Mec Génial du Ciel », comme le nomme notre homme-tronc émasculé, paraît s’être détourné du sort de cette partie du continent sud-américain. Alors, le procureur et les enquêteurs qui l’entourent, forment un rempart bien fragile pour protéger et assainir une nation cancérisée par le mal.
Quant à ses héroïnes, elles n’échappent pas à des portraits crus et grinçants. Affolées du sexe, photographiant à des fins de vengeance leurs parties intimes, jurant comme des charretiers, sniffant de la cocaïne (normal, nous sommes en Colombie), soignant leurs déceptions, leur paranoïa, voire leur schizophrénie à grandes lampées, de gin, de vodka ou d’aguardiente, elles sont tout à la fois et selon le rythme et le niveau de leurs consommations parfaitement détestables ou attendrissantes. Seule Johana, l’ex-guérillera, échappe à des travers qui vont faire rugir de colère les lectrices de l’actuelle nébuleuse féministe, à moins que ce ne soit l’inverse.
Santiago Gamboa est mort, du moins dans ce roman. Gageons pourtant qu’il va renaître de ses cendres puisque dans une interview au journal El Tiempo, il déclare vouloir écrire une trilogie (1).
Roman noir historico-politico-sociologique pimenté d’humour, de moments très chauds et de cuisine typique (glossaire à l’appui), Colombian Psycho prouve une nouvelle fois toute la maîtrise de son auteur pour brosser un tableau sans concessions de la Colombie.
Catherine Dutigny
Santiago Gamboa est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste puis diplomate, il revient en Colombie en 2014 après presque trente ans d’exil. Ses livres sont traduits dans plus de 15 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne et aux États-Unis (Source : Métailié).
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