Charlie le Simple, Ciarán Collins
Charlie le Simple, Ciarán Collins, Joëlle Losfeld, octobre 2015, trad. de l’anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas, 432 pages, 26,50 €
Ecrivain(s): Ciarán Collins Edition: Joelle Losfeld
Il était une fois, à Ballyronan, « un très joli coin » dans la région de Cork, en Irlande, un couple d’amoureux, Sinéad et James, qui avait un ami, Charlie McCarthy, et celui-ci entreprit de raconter leur histoire à tous trois, une histoire de fin d’adolescence, d’êtres d’exception et de musique sans laquelle la vie n’a aucun sens. Voilà, en quelques mots, résumé le premier roman de Ciarán Collins (1977), auteur irlandais de Charlie le Simple (The Gamal en anglais) qui, depuis sa sortie en 2013, a convaincu par sa puissance une bonne partie de la presse anglo-saxonne, des deux côtés de l’Atlantique, ainsi que le lectorat allemand, avant de tenter l’aventure en terres francophones. A ce sujet, avant même d’évoquer le roman et ses qualités, célébrons le travail de la traductrice française, Marie-Hélène Dumas qui, contrairement à nombre de ses confrères, ne s’est pas pris les pieds dans les expressions liées à la musique : au contraire, elle a tout rendu avec sensibilité, et Charlie le Simple n’est pas un de ces romans où le lecteur vaguement anglophile s’amuse à retrouver les expressions typiquement anglo-saxonnes sous un vernis francophone.
Mine de rien, cette histoire de traduction est essentielle dans l’appréciation que l’on peut avoir de Charlie le Simple, tant la langue y joue un rôle de premier plan, et ceci pour une raison très simple : la narration est confiée à Charlie McCarthy, un simple d’esprit, et cela implique certains choix stylistiques auxquels se tenir : « Un Dieu-nous-aide est une autre façon de dire un simple d’esprit. Mon nom est Charlie mais les gens m’appellent le gam, ou gamal, simple d’esprit. Gamal vient du mot irlandais gamalóg. En anglais gamallogue. Je sais même pas ce que ça veut dire mais j’ai ma petite idée ». Cette petite idée, le lecteur se la fait assez vite : Charlie n’est pas tant un simple d’esprit qu’un être à part, dont l’obstination peut passer pour de la bêtise… Toujours est-il qu’au moment où il écrit, des événements se sont déroulés cinq ans auparavant (« Un cinquième de ma vie, quoi »), et qu’afin de les surmonter (« ça serait thérapeutique ») un psychiatre du nom de Quinn lui a demandé d’écrire mille mots par jour sur les événements en question.
Cette demande, faite à un obstiné tel que Charlie, permet quelques détours par une critique de la narration, qui pourraient être modernistes (et donc lassants) s’ils n’étaient si bien amenés, avec une mauvaise foi tellement jouissive qu’on la partage : « Il faut que j’utilise un point-virgule ; ça donne l’impression que je sais ce que je fais ». Ailleurs, par refus de la description, Charlie propose des photographies ou des dessins ; plus loin encore, il copie des articles de dictionnaire ou fait du copier-coller depuis Internet, ou encore des retranscriptions d’audience au tribunal, ce qui lui permet d’arriver plus vite aux mille mots quotidiens demandés. Il n’y a qu’un seul aspect de l’acte d’écrire avec lequel il ne peut tricher : les paroles des chansons. En effet, il est persuadé que les citer intégralement lui coûterait des « millions », et il ne les reproduit pas, même si c’est un « désastre » : « Pour comprendre mon histoire, faut connaître le monde de Sinéad et James. Et le monde de Sinéad et James, c’est pas juste des ponts et des rivières et des maisons et des routes et des champs et des chambres et des endroits et des gens. C’est aussi des chansons. Les chansons faisaient partie de leur monde exactement autant ou peut-être même plus que n’importe quoi d’autre. Et je peux pas dessiner une chanson et je peux pas juste décrire leurs paroles et je peux pas vous les faire entendre donc vous devrez vous débrouiller tout seuls ». Et le lecteur d’être confronté à de multiples reprises à trois lignes vierges de toute indication remplaçant des paroles de chansons…
Ces vies dédiées à la musique, Charlie les fait se dérouler sous les yeux du lecteur, captant quelques épisodes essentiels pour se focaliser sur les derniers mois de leur amitié à trois. Ce roman aurait aussi pu s’intituler « Une Jeunesse Irlandaise », tant Collins semble vouloir faire part au lecteur de tous les aspects de cette jeunesse, de la première communion (durant laquelle Sinéad est tellement fascinée par une violoniste qu’il faut la rappeler à l’ordre) aux soirées passées dans les pubs, en passant par le football et les leçons d’irlandais, envisagées comme un retour aux sources après des siècles de domination britannique. Et la musique, évidemment, qui connaît son apogée à un concert des Frank & Walters, un groupe de rock irlandais : « Les Frank and Walters avaient fait de tous ceux qui étaient dans la salle une seule entité. Mille en un. Un seul corps. Insouciant. Heureux. Je pense qu’ils savaient que ces instants seraient rares. Ils avaient vu nos parents. Nos oncles. Nos tantes. Nos voisins. Nous dans le quotidien de nos vies quotidiennes. ça rendait tout ça juste plus extraordinaire, non ? ». Cette page sur un concert d’un groupe aussi chaleureux que les Frank and Walters (écouter leur premier album, Trains, Boats and Planes, pour comprendre) est d’une rare justesse, à l’image de ce questionnement magnifique, quasi spirituel sur la musique : « Est-ce qu’une chanson arrête d’être une chanson si personne ne la chante plus ? Si tous ceux qui l’ont entendue ou jouée ou chantée ou fredonnée sont morts ? Est-ce que sa mélodie va quelque part ? »
Mais sur ces vies plane une menace, celle agitée par tous les médiocres du monde depuis qu’Emma Bovary a vu ses rêves de grandeur s’écraser sur le mur de stupidité monté par son mari, Homais et tous les autres Yonvillais ; le trio formé par Sinéad, James et Charlie est trop beau pour Ballyronan, et le roman se transforme peu à peu en thriller. Avec une habileté consommée, Collins dévoile progressivement, et lentement (si lentement que le lecteur se laisse happer par le roman pour en savoir plus plus vite, quitte à retourner ensuite à l’un ou l’autre passage tout sauf médiocre, à l’image de ces quelques mots : « Le passé est un enfoiré. Même ce qui a été bien, vu que si vous y revenez, c’est parce que ça va pas si bien que ça pour vous maintenant, et c’est nul », ou à des questions adolescentes typiques mais qui devraient nous faire envie encore par leur éclat innocent : « ça t’arrive à toi aussi ? Genre faire coïncider une chanson avec un moment et un endroit de ta vie ? » – et on voudrait juste dire à Sinéad que oui, et que ça perdure…), les pièces d’un puzzle qui, une fois achevé, donne une image exacte de la raison pour laquelle Charlie s’est effondré, pourquoi il doit écrire…
Entre roman sur la jeunesse, roman sur l’Irlande contemporaine, roman sur la puissance de la musique et thriller, Ciarán Collins n’a pas voulu trancher, et ces diverses composantes, comme autant de niveaux de lecture d’un roman vers lequel on peut dès lors retourner, s’interpénètrent, se mélangent sans laisser de grumeau : le tout est exemplairement fluide sans pour autant être lisse (oh que non, ce roman est tout sauf lisse…), et fait de Charlie le Simple une lecture non pas indispensable mais qu’en tout cas nul ne regrettera.
Didier Smal
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