Certaines n'avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka (2ème recension)
Certaines n’avaient jamais vu la mer, trad. USA par Carine Chichereau, 142 pages, 15 €
Ecrivain(s): Julie Otsuka Edition: PhébusLa lecture de certains romans s’apparente, parfois, à une révélation douloureuse, une évocation puissante, grave. Celui de Julie Otsuka Certaines n’avaient jamais vu la mer est de ceux-là : c’est l’odyssée de jeunes japonaises, à qui on a promis de se marier en émigrant aux Etats-Unis pour rejoindre leurs compatriotes déjà établis en Amérique, et censés leur apporter le bonheur conjugal, l’accès à l’aisance matérielle. Hélas, ces candidates naïves sont cruellement déçues. Elles le sont dès leur traversée en bateau, accomplie dans les pires conditions, plus proche des transports d’esclaves que d’un voyage ordinaire. A leur arrivée, elles endurent des conditions de travail atroces, sont violées par leurs maris, êtres frustes, rustres, dont les métiers réels sont bien moins prestigieux qu’annoncés à leur départ du Japon.
Ce récit, c’est toute une chronique de la vie de ces immigrants japonais des années trente aux Etats-Unis, dont la cohabitation avec les Américains est difficile, parsemée d’embûches, dont l’éloignement culturel des deux civilisations n’est pas la moindre. La maîtrise de la langue anglaise par ces femmes est laborieuse, elles ne parviennent à apprendre que quelques mots durant leur séjour.
Puis vient l’épisode, le plus cruel, le plus bouleversant, de l’annonce par le gouvernement américain de leur internement dans des camps du fait de l’entrée en guerre avec le Japon en 1941, et la suspicion qui pèse alors sur ces immigrants suspectés de traîtrise et de duplicité vis-à-vis de l’Amérique. La description des conditions du départ de ces Japonais de la côte-ouest des Etats-Unis est poignante, bouleversante :
« Nous possédions toutes les vertus des Chinois-travailleurs, patients, d’une indéfectible politesse – mais sans leurs vivres – nous revenions moins chers à nourrir que les migrants d’Oklahoma et d’Arkansas, qu’ils soient ou non de couleur. Nous étions la meilleure race de travailleurs qu’ils aient jamais employés au cours de leur vie ».
Après leur départ, la question, cruelle, est posée : ont-ils existé ? Où sont-ils ? Des enseignes de commerce à la consonance anciennement japonaise sont américanisées, des demeures sont à l’abandon, de jeunes élèves se demandent ce que sont devenus leurs condisciples nippons.
Julie Otsuka a parfaitement réussi à évoquer cet événement douloureux, et largement passé sous silence, de l’internement arbitraire d’immigrés japonais au début de la seconde guerre mondiale ; elle rappelle, s’il en était besoin, que le départ de son pays natal est toujours une souffrance, un arrachement, qui peut connaître des prolongements encore plus douloureux et dramatiques. Un beau livre, bref, dense, qui frappe là où ça fait mal.
Stéphane Bret
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