Ce qui reste après l’oubli, Alain Duault
Ce qui reste après l’oubli, 143 pages, 17,75 €
Ecrivain(s): Alain Duault Edition: Gallimard
Le troisième volet du triptyque d’Alain Duault mériterait bien que son titre soit éponyme de cet ensemble de près de 400 textes car il énonce un paradoxe que développe l’œuvre toute entière et qui s’exprime, en effet, dès le premier recueil, Une hache pour la mer gelée. Déjà, en effet, la répétition des thèmes, les récurrences de mots, les assertions métaphoriques, les questionnements de l’incipit à la chute des quinzains permettent de comparer le travail du poète au ressac de la mer devant laquelle il aime travailler. C’est sans doute devant elle qu’il a évoqué les horreurs de la guerre qui l’ont marqué au point qu’il en est arrivé à écrire : « la guerre, c’est moi ». Mais, dès les premiers textes, il s’était, à l’inverse, rappelé les bons souvenirs comme, dans cette description au présent, où, à propos de la femme aimée, il parle de « la ligne de ses cheveux ou cette manière de monter son cheval bai ». Dans les nombreux passages consacrés à celle qui n’est plus et qu’il fait revivre ici, le poète hésite, sans aucun doute volontairement, entre l’emploi du temps présent et celui des temps du passé en les faisant alterner d’un chapitre à l’autre et même d’un texte à l’autre.
Mais si est précaire, comme sur du sable, cet équilibre entre mémoire et oubli – il arrive, au cœur d’une déclaration, à dire « j’aime te voir nue » –, entre présent et passé, c’est bien pourquoi aussi Alain Duault semble n’en avoir jamais fini, et son écriture, dans une sorte de logorrhée, s’exprime en ce phrasé qui emporte son lecteur jusqu’au dernier texte.
Et c’est vrai qu’il ressent cette lassitude qui, dès le premier volet, interrompait le flux poétique par ses interrogations : « Sais-je comment », « Et sais-je encore » et qui perdure dans Ce qui reste après l’oubli, au travers de questions plus précises : « Comment demeure en nous l’intérieur » ou « Que reste-t-il à regarder ». La tentation première n’est-elle pas celle de l’oubli « pour n’avoir pas d’adieu à donner ». D’autant que l’oubli est le privilège de celui qui vit sa passion : « je me souviens d’avoir oublié tant de choses avec elle qui ne s’oublient pas ». Mais c’est en réalité un comble bien douloureux de se souvenir, de ne pas oublier qu’on oubliait !
Ainsi voudrait-on oublier encore comme quand l’amour était là. Dans la poétique du narrateur amoureux cette évasion qui a eu lieu par l’amour est relayée par celui, métaphorique, de la mer qui, on peut le penser, tant il parle d’elle, lui a été d’une aide précieuse. Les images en parsèment le recueil et sont vaguelettes sur la plage des phrases : « les vagues de mes yeux », « tes mains de plage ». Jusqu’à la fin du recueil la mer va servir de toile de fond au récit de l’aventure amoureuse, jusqu’à cette dernière métaphore : « Nous avions repris la mer ou la mer nous avait repris » qui inverse, comme souvent en poésie, le point de vue. L’écriture pour dire l’amour et l’amour qui forge l’écriture.
Ainsi l’évasion par l’amour et l’évasion par la mer se répondent-elles tout au long du recueil. Cependant ce désir apparent n’arrive pas à dissimuler que le poète désire encore se souvenir. Car les autres, eux, ont oublié celle qui est morte dans ce qu’il a appelé « l’accidente » et qui a marqué sa vie et son œuvre. Ils l’ont oubliée comme sait le faire justement la mer, « la grande oublieuse qui remonte son linceul ». Les autres le questionnent sur l’oubli et il se dit « qu’ai-je donc fait à la mémoire » dans un quinzain où « on l’accuse de joie car c’est inadmissible indigne d’aimer ». Mais si, dans la chute de ce texte, il fait aux « coincés » « un bras de bonheur », c’est bien que la mémoire ne peut qu’avec lui gagner. Il a, en effet, un rôle majeur à jouer : il est un actant de la mémoire, son garant, son « auctor ». Cette posture agissante, il l’avait déjà par le passé où, il l’écrit, il voulait « voir » « comprendre », « toucher », « écouter », « sentir battre les mondes » et il la garde toujours puisqu’il « regarde toujours » ces marins qu’il a pourtant déjà « tant vus ».
Car les souvenirs sont trop vifs. Il suffit de donner pour exemples les lieux et les voyages et tous ces détails foisonnants d’une topographie multiple qui ne peuvent mentir. Ainsi, à la fin du livre, deux textes nous font faire le tour de l’Italie à travers Florence, Venise, Rome et Naples. Et on voit que cette écriture fait son devoir de mémoire quand son auteur parle d’Hiroshima, de la chute du mur et qu’il n’achève pas son recueil sans dire à propos d’Hitler et Staline « que faire du soleil de cette tendresse ignoble des tyrans ».
On est en effet, ici, il faut le reconnaître, en présence d’un grand livre de la mémoire. Il n’y a pas que la géographie d’évoquée mais il y a aussi l’Histoire, la littérature et l’art. Dans ce troisième volet, il est question de Shakespeare et de ce qu’il écrit dans Henry V, mais également de Turner admiré à la Tate ou encore de « tous les Soljenitsyne et tous ceux qui attendent depuis quand / Ils savent qu’ils sont trop vieux ».
Dans cette grande exploration du passé, les souvenirs « extérieurs » ne sont pas les seuls qui comptent, il y a aussi les souvenirs qu’il convient d’appeler « intérieurs » et notamment les sensations. Celles, d’abord, liées à l’amour : la peau, le corps, les robes, le satin et les dentelles. Il y a même avant « la pluie quand on était enfant ».
Il faut ajouter à cela que l’œuvre d’Alain Duault est un hommage constant de la couleur. On pourrait peindre ses poèmes, en faire des collages surréalistes car le poète imagine « le bleu des roses » ou « les yeux de lune rouge », pour lui « l’aube est coquelicot » et on l’asperge de « sable noir ». Il entretient, d’ailleurs, un rapport privilégié avec les peintres contemporains nous livrant sa vision de l’un deux en écrivant, enthousiaste : « Jaune Rothko rouge dense jaune danse de l’été rose grenat… ».
A propos des couleurs, on revient à la mer pour dire que l’auteur y nourrit son imaginaire et son écriture de couleurs. Il y trouve le bleu, la couleur préférée des poètes et de l’humanité entière. Il l’étend à la nature et même aux fleurs, comme il est dit plus haut.
Ainsi telle la mer et son ressac, la mémoire n’en finit-elle pas. La langue, en un superbe phrasé, mime la musique des flots. Il faut donc continuer d’écrire et obéir à la promesse du premier volet : « Non il ne faut ni se taire ni oublier » jusqu’à la fin du recueil qui semble avoir son acmé avec le texte sur le Danube, le poème sans doute le plus harmonieux de tous. On y espère encore du bleu et ce mot de couleur est encore récurrent, il ricoche de texte en texte de même que le verbe « ricocher », minuscule mise en abyme, ricoche lui-même.
C’est ce jeu des mots, et il faut l’appeler du terme le plus noble de « poésie », qui est bien « ce qui reste », ce miracle qui est l’écriture, cette partition qui chante la mémoire des choses même en les déformant. Le recueil aurait pu ne jamais finir et être bien un livre de mer et de sable car rien n’est terminé et après la vie, la mort et leur oubli, il reste l’écriture, la poésie, cette chaîne de textes qui roulent comme les vagues ou comme la pierre de Sisyphe. Mais celui-ci ne cueille-t-il pas de l’autre main les fleurs de sa montagne ? Et ce chant des quinzains n’est-il pas rédempteur ?
Ecrire de la poésie c’est vouloir l’impossible, ainsi va-t-on de surprise en surprise avec des formules surréelles, proches de l’écriture automatique, appelées en grec « adunata » dans un style où le vocabulaire est roi. Le lecteur se trouve alors dans cet état où « la perception du monde est modifiée » pour reprendre la définition donnée par Philippe Jaccottet lors d’un entretien paru dans le Monde des livres. C’est en effet à ce que Rilke appelle l’Ouvert que celui-ci fait allusion, ajoutant « je crois que toutes les œuvres poétiques, et plus nettement encore les œuvres musicales, nous conduisent plus ou moins près de ce seuil ».
L’auteur du triptyque aime hésiter entre deux temps-espaces, celui de la réalité et celui de l’imaginaire « ouvert », et entre un écrit et un dit ou plutôt un chant de la mémoire.
C’est la musique alliée au vocabulaire et à l’imagination qui, ici, devient œuvre, autrement dit « opéra ». Alain Duault avoue pallier par l’écriture, telle une musique de chambre avec vue sur mer, le fait de ne pas composer de musique. Virtuose du rythme, celui qui est aussi musicologue l’est surtout parce que chez lui la souffrance et l’émotion ont été premières.
La poésie haussée à ce degré de musique est très rare et la voix qui résonne dans Ce qui reste après l’oubli est l’une des plus remarquables de son époque.
France Burghelle Rey
(1) formules de l’impossible
(2) Entretien avec Monique Pétillon, Le Monde des livres, 15 juillet 1994
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