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Carnets d'un fou - XVI, Michel Host

Ecrit par Michel Host le 18.04.12 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Carnets d'un fou - XVI, Michel Host

 

Le 10 avril 2012

 

Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité

 

Nous autres pauvres sommes comme le zéro qui de soi ne vaut rien, mais donne valeur au chiffre qui s’y appose, et d’autant plus de valeur que plus de zéros le suivent. Si tu veux valoir dix, mets un pauvre auprès de toi…

Mateo Alemán

Guzmán de Alfarache

 

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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST

 

Semez, semez la graine

Aux jardins que j’avais.

Je parle ici de la sirène idéale et vivante,

De la maîtresse de l’écume et des moissons de la nuit […]

Robert Desnos,

Siramour, Fortunes, 1942

 

« La folie n’est peut-être qu’un chagrin qui n’évolue plus ».

E.M. Cioran, Le mauvais démiurge

 

 

# Notations : 2 août au 18 septembre 2000

¤ Commentaires : avril 2012

 

# Europe 1. Yves Calvi reçoit Claude Duneton, « historien de la langue ».

Le français agonise, il est mort.  Selon Duneton, on le parlera encore au fond de nos granges vers le milieu du siècle. Pour le reste, tout se passera en anglais. Déjà, dans les grandes entreprises, l’anglais est langue de communication entre Français, comme il l’est dans les instances internationales. Si les Français ne croient plus en leur langue, quelles raisons auraient les étrangers d’y croire ? Un argument de poids : ce qui nuit manifestement à l’extension de l’apprentissage du français, c’est que les étrangers qui consentent encore à cet effort reçoivent la langue de Molière, de Simone de Beauvoir et d’Albert Camus, et de bien d’autres qui l’écrivaient de la meilleure façon ; mais lorsqu’ils s’assoient, heureux et confiants à une terrasse de café, à Paris ou à Bordeaux, leur est jetée dans les oreilles une langue inconnue d’eux, un idiome à demi détruit, inarticulé, déstructuré, argotique, cette sorte de parler invertébré qui chez nous fait florès. Les malheureux seront lourdement moqués néanmoins s’ils commettent quelque maladresse d’expression en persistant à s’exprimer en français. Tant de stupidité révolte. Lorsque des professeurs avouent qu’à leurs élèves il leur arrive de devoir traduire les énoncés français dans le jargon que ceux-ci pratiquent afin d’en être compris, c’est que les choses sont in ultimis. L’hypothèse est émise qu’une réaction se produira, salvatrice. On voudrait y croire.

À propos de réaction, il était du plus haut comique, ou du plus haut sinistre, d’entendre en permanence les deux défenseurs de la langue fournir les garanties indispensables de leur pensée correcte : nous sommes préoccupés, certes, par le triste état de notre parler, mais n’allez surtout pas nous prendre pour de  « vieux réacs ».  Non moins significatif, ce fait que les ponctuations musicales de l’émission revenait à de médiocres chanteurs anglais, alors que  nous en possédons dans notre langue d’aussi médiocres qui n’eussent pas été moins mauvais.

2 / VIII / 2000

 

¤ Claude Duneton vient de rendre son âme prophétique au Néant de toutes choses. Il aimait la langue française dans ses mille saveurs, des plus recherchées aux plus canailles. Je le salue, et peut-être un jour parlerons-nous, assis sur un nuage, en dégustant un œuf sur le plat, à moins que ce ne soit un œuf au plat…

 

# Des chanteuses… elles s’appellent Marguerite Gautier, Manon Lescaut… etc., mais se donnent des noms américains. Pour l’adoration de Mammon et des imbéciles supposera-t-on. C’est se mépriser, se nier et préluder à son propre enterrement.

# Artémis, en raison des moissons qui bousculent la vie des rongeurs, est occupée à de grandes chasses. Quand la chose est possible je lui reprends ses proies encore valides, les libère, et parfois – myopie des musaraignes ? patience du félin ? – elle les retrouve. Sa chasse devient alors un sport. Je dénature cette chatte.

4 / VIII / 2000

 

¤ Observer les chats occupe une partie de mon existence. Ce n’est pas perdre mon temps. Ils m’apprennent qu’on peut être au monde sans regimber, naturellement, et même y prendre plaisir.

 

# « Si le Christ eût vécu parmi nous, un sergent de ville l’aurait profané de son ignoble attouchement, et un juge l’aurait fait écrouer pour vagabondage… » (Lamennais).

 

Deux petits siècles plus tard, le Christ, ennobli du titre de S.D.F., recevrait en hiver, place de la Madeleine ou sur la Butte-Montmartre, la soupe chaude de l’Armée du Salut ou de l’organisation d’entraide Chorba. L’été, il émigrerait avec ses disciples vers le Midi, où les municipalités républicaines les expulseraient des centre-ville, leur présence pouvant effrayer la conscience prophylactique du touriste comme de l’autochtone.

 

# Je ne veux me laisser guider ni par un dieu, ni par la raison, dont les règnes successifs nous ont conduits au cloaque dans lequel nous pataugeons. Mes seuls guides : la folie, le plaisir, le second ayant pour rôle de tempérer la première.

 

¤ Étrange d’avoir écrit cela sans savoir que je me contredirais à la distance de quelques années. Le plaisir… Quelle idée !

 

# Depuis des semaines, le soir, un couple de buses tournait haut sur les bois et les champs environnant le village, leurs voix s’appelant et se répondant. Ces jours-ci on n’entend plus qu’un appel – je ne sais si de la femelle ou du mâle –, lancinant, fidèle, jusque dans la nuit noire, et qui me paraît tragique. Je ne sais ce qui a pu advenir de fatal à l’un des oiseaux. Des événements de cet ordre laissent indifférent ou passent inaperçus. Ils me font mal, je ne me résigne pas à voir dans un couple d’oiseaux un couple de machines. Le monde me paraît boiteux, sa loi atroce. Et qu’une enfant de neuf ans ne jouisse pas de toutes ses capacités de marche normale, cela m’attriste infiniment et entre à mes yeux dans l’obscur tissage du monde. Aucun être n’y est absous de l’erreur de vivre.

5 / VIII / 2000

 

¤ Sur quoi ? Sur qui pleurais-je ainsi ? Sur moi peut-être. Sur ma petite indignité ? Quoique dur, j’imagine que l’on peut souffrir. Mais aussi, pour vivre, ou survivre, il faut se protéger de la souffrance des autres êtres. Je ne sais pourquoi un tel enfer nous a été imposé.

 

# Svevo. Une vie. Roman noir, moins pour le suicide final que pour l’immense médiocrité d’un milieu, d’un jeune homme incapable de sentiments qui ne soient pas comme de seconde main, décalques de sentiments plus vifs que d’autres sont capables d’éprouver. Il s’agit d’êtres d’intérêt dont les ressorts sont la vanité et l’ambition, une impasse pour la raison et le cœur : « Il se trouvait, il se croyait être très près de l’état idéal qu’il avait imaginé au cours de ses lectures, état de renoncement et de repos […] il était heureux, équilibré comme un vieillard ».

7 / VIII / 2000

 

# Svevo. La conscience de Zeno. Lecture de l’excellente préface de la traductrice Maryse Jeuland-Meynaud : évocation d’un narrateur entre Tartuffe et Machiavel, un personnage donc pour lequel mes capacités d’identification devraient être minces. Je puis être Tartuffe, Machiavel n’est pas dans mes moyens. Après les quarante premières pages, ce qui me paraît le mieux caractériser Zeno est son humour lointain, presque délirant et, ma foi, bien proche de celui du père de Tristram Shandy. Par exemple : « Évidemment, ce que j’ai noté dans ce cahier prouve que je nourris et ai toujours nourri en moi – peut-être pour mon plus grand malheur – une irrésistible tendance vers le mieux », ou « Il m’a dit de m’en aller parce que je lui rappelais la mort et ses agréments ». Je m’identifie pleinement à cette tartuferie. Le lecteur et sa lecture vont leur train.

 

# Notre gouvernement, certains le dénoncent, d’autres le souhaitent, va donc traiter avec les criminels corses, et débiter à leur seul profit l’unicité de la loi républicaine, quand ils viennent précisément d’assassiner – ils tentent de nous faire croire à une provocation – l’un d’entre eux qui avait eu l’impudence de prendre ses distances avec la crapulerie de leurs méthodes, avec leurs véritables projets, lesquels sont, in fine, d’obtenir l’indépendance de l’île, son contrôle total par les intérêts du grand banditisme, tout en ne refusant pas les subventions de l’ex-colonisateur, voire de l’occupant ! Cette idéologie faisandée couvrant ici les trafics en tous genres. M. Chevènement n’a toujours pas démissionné. L’opposition dite de droite ne souffle mot, le président fait des mots, des palindromes de l’esprit qui se lisent de gauche à droite et de droite à  gauche : le gain des futures élections est le seul but décelable de cet attentisme, quoique la méthode soit bien peu sûre.

 

¤ Que font les Corses ces temps-ci ? Difficile à dire. Un petit assassinat par-ci par-là… Peu de discours… La marmite bout au coin du feu… Comment sera le ragoût qu’ils nous mitonnent ? Ce qu’ils doivent s’ennuyer en attendant.

 

# France-Culture, le désastre habituel depuis l’été dernier. Passage de cinq minutes par la station, aux premières heures. La parole est donnée, en ce mois d’août, aux S.D.F. du pavé parisien : méthode alibi de la bonne conscience de gauche, et de droite cela va sans dire : certes, ils vivent « l’exclusion », selon la terminologie aseptisée en usage, mais qu’au moins ils puissent s’exprimer sur l’antenne. Ils ne s’en privent pas : un chanteur-conteur des rues marque combien les félicitations à son endroit de la ministre de la Culture le touchent, et combien le touchent d’une autre manière les quelque cent cinquante contraventions que lui dressent dans le cours d’une année les gardiens de l’ordre républicain. Tant de cohérence est émouvant et bien dans la manière des membres de la tribu de Jean-Jacques. À la fin de l’émission, une dame, le cœur en bandoulière et la bouche en croupion de poule, apporte le point d’orgue : « Ayez à l’esprit, durant votre journée, ce proverbe touareg : Pensez au bonheur qu’il y a chaque jour d’être au monde et vous n’entendrez jamais plus que son chant ». Ma citation est approximative, la méthode est précise : les exclus seront nourris de bonnes paroles touareg, les bourgeois de tous bords le seront de la parole émouvante des exclus et de celle de leur banquier les entretenant de leurs placements financiers.

10 / VIII / 2000

 

¤ Peu de chose a changé. Les marginaux, les vagabonds toujours plus nombreux peuplent les rues de nos villes. Ils s’en sont remis durant l’hiver aux « restos du cœur » qui viennent de fermer leurs portes, se sont parfois logés dans des abris et refuges divers, dont certains se sont fermés aussi. Toute une classe paupérisée, insécurisée – combien de millions d’humains ? –, tente de survivre avec 700 à 800 euros mensuels au milieu d’un océan de richesses gaspillées dans des entreprises guerrières ou réparties dans quelques poches qui craquent aux coutures. Des prétendants au trône présidentiel et aux portefeuilles ministériels les abreuvent de promesses auxquelles personne ne croit. En deux mots, la belle époque !

 

# Le plus grand génocide de tous les temps – Monique Castaignède nous le rappelle –, à compter en centaines de millions d’êtres, est celui des femmes : nouveau-nés filles de la Chine données en pâture aux cochons depuis la nuit des temps ; jeunes femmes de l’Inde brûlées vives dans leur belle-famille pour dot insuffisante et veuves convaincues de s’immoler sur le bûcher marital ; fillettes africaines mourant des mutilations rituelles qui leur sont infligées ; fillettes de l’Asie du sud vendues aux tenanciers de bordels et périssant ou de l’exploitation de leur jeune corps ou du sida ; femmes lapidées de l’aire musulmane ; femmes afghanes tenues au rang de bétail, privées de soin, parfois enlevées, violées puis assassinées par ceux-là mêmes qui prétendent les soumettre à la loi de la plus grande moralité ; femmes systématiquement violentées de tous les conflits guerriers… Que les sentences touareg leur viennent en aide à toutes !

11 / VIII / 2000

 

¤ Malheur aux faibles ! Dieu reconnaîtra les siennes.

 

# Faire se rencontrer deux femmes est toujours une imprudence. C’est comme enflammer le cordon relié au baril de poudre. Aucun cynisme dans cette observation. La chose eut lieu hier. Ce fut un plaisir, disons… pyrotechnique.

 

# Ce 12 août, au jardin, paix et foisonnement de vie entre 20h30 et 22 heures. Nulle feuille de prunier ne frémit, pas même  la plus haut perchée. Immobilité de l’air et du sol, de la terre – tourne-t-elle encore ? –, et de tout le clos. La chatte sur son muret, moi dans mon fauteuil, nous nous mettons à tourner dans le cosmos. L’ombre s’abat insensiblement. La lune rousseoyante, nimbée et presque noyée s’est faite la rivale des réverbères de la rue.

Vient, inattendue, l’agitation. Les hirondelles d’abord. Sur nos têtes elles girent, véloces chasseresses d’insectes invisibles. Elles saluent le monde de courtes flambées trissantes. Leur disparition, elle aussi, est magique. Où vont-elles ? Dans quels nids ? Dans quelles granges ? Suit un bref silence. Les loirs entrent en scène. Ils sont quatre ou cinq – fraternelle tribu – qui escaladent les troncs et dévalent les branches, secouant les fruits, les dévorant à dents agiles. Ils sont quatre ou cinq  mais font un raffut du diable. Les chauve-souris, légers fantômes, multiplient leurs vols en zigzags entre les têtes noires des arbres. De temps en temps une pomme, une prune tombe sur l’herbe, choc mat précédé d’un chiffonnage de feuilles. Les loirs s’en sont allés, accourent les lérots, merveilleux petits rats argentés aux yeux faits au khôl. Ils mènent leurs cavalcades sur le haut des murs, sur les chemins de tuiles qui les couvrent, tout caquetants et sifflotants, drôles d’oiseaux à quatre pattes fêtant le carnaval par favelas, comme à Rio. Artémis agite les buissons en tous sens, excitée par les impertinents. Elle n’en agrippera aucun et le sait.

Le jour meurt sous l’argent lunaire. Arrivent les buses, flèches sombres lancées au ras du sol, à un mètre au-dessus de l’herbe, qui d’une sèche inclinaison de leur gouverne redressent leur vol et filent, ailes déployées, majestueuses et fixes, dans les creux de la ligne de faîte végétale. Que cherchent-elles si près des maisons ? Elles vont, reviennent, criant leur plainte aiguë à chaque tour. Loin. Près. Impossible de les situer dans l’instant, et le regard s’affole à les suivre. C’est un couple qui s’entretient des choses de la chasse et des épousailles de la terre et de la nuit. La chatte miaule, il faut rentrer.

12 / VIII / 2000

 

¤ Ces bonheurs ne se retrouvent pas à chaque été. Les populations animales modifient leur comportement, changent de territoires, sont plus ou moins la proie des attaques et dévastations humaines selon les années, les conditions climatiques. Au printemps, j’espère toujours.

 

# France-Culture, aux petites heures : rediffusion d’un entretien avec Alain Cuny. Il parle de sa mère. « J’ai entrepris de mettre ma mère au monde », disait en introduction le magnifique comédien. Aussitôt je pense à la mienne que, depuis des décennies, j’entreprends d’inhumer. Si ce carnet devait entrer en ces zones des douleurs familiales, il se changerait en journal, ce que je ne veux pas. Les terrains de l’intime ne m’ont  jamais parus ni fermes ni sûrs. Alain Cuny, nous l’avons vu et entendu à l’Odéon, dans le rôle de Tête d’or. Notre plus grand souvenir de théâtre. Un souffle chtonien, l’ébranlement accordé d’un corps, d’une voix et d’une âme. Il contribua à nous révéler la force si vigoureuse du verbe claudélien.

13 / VIII / 2000

 

# Le talent d’écrire c’est la sueur, selon Flaubert. Ne pas prétendre à plus, surtout pas à la grâce d’un don.

14 / VIII / 2000

 

¤ Pourquoi ai-je écrit cela ? Je n’en ai plus la moindre idée. Une chose me paraît sûre : s’il n’est pas de don, à l’évidence, restent des « moments de grâce ». Et combien je m’en méfie ! Se relire alors avec la plus vigilante attention.

 

# Relecture de La Tentation d’exister. Pages étranges de Cioran au sujet d’Un peuple de solitaires, le peuple juif, pages inspirées, intuitives, prophétiques :

« La décadence, phénomène inhérent à toutes les civilisations, ils ne la connaissent guère, tant il est vrai que leur carrière, tout en se déroulant dans l’histoire, n’est point d’essence historique… »

Dans le mot carrière se lit une trajectoire astrale, dont l’essence, en effet, est l’éternité. Plus loin : « seul le Juif raté nous ressemble, est des “nôtres” : il aura comme reculé vers nous-mêmes, vers notre humanité conventionnelle et éphémère. Faut-il en déduire que l’homme est un Juif qui n’a pas abouti ? »

Faut-il adhérer à une aussi radicale distinction ?

 

¤ De l’intérêt, toujours, à relire ces lignes. Une certaine lassitude aussi. Et de l’étonnement, encore. Serai-je un juif inabouti ? Dans le sens du « juif religieux » ? Certainement pas. La « carrière » au sens ordinaire n’est pas mon affaire. Au sens absolu et astral ? Non plus. Je suis insecte trop mince, un ciron pascalien. Par ailleurs je ne connais pas plus de juifs aboutis qu’inaboutis, j’espère ne connaître que des hommes. Et puis, il est un peuple juif qui, en Israël, n’est nullement entré dans la décadence et ne risque que de subir un nouvel et total anéantissement. Qui par là m’émeut et m’agace tant il veut, pour échapper à ce destin, marcher sur la crête la plus mince et tranchante. La décadence, Cioran voit bien les choses, nous y sommes entrés avec notre déification de l’or et notre oubli de la valeur humaine.

 

# France-Culture. Exploration du monde exotique et secret des S.D.F. Épisode suivant : on parle aventure, on parle découverte… La misère, à Paris, entre dans sa phase de folklorisation, bientôt des touristes débarqueront des quatre coins du globe pour faire pleuvoir les dollars dans les mains des descendants de nos sympathiques clochards. Qui osera dire que les dames d’œuvre de la radio n’auront pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour désenclaver les exclus ? Leur existence n’est que malheur et privations, tendons-leur un micro ! A France-Culture, l’été, on bouche les trous. Bloy nous l’a dit : « Le meilleur bouche-trou c’est la conscience des honnêtes gens ».

16 / VIII / 2000

 

¤ Superfluité du commentaire.

 

# Lumineuse condamnation du journal, et aussi du roman (!), par Cioran : « On n’imagine pas Dante ni Shakespeare notant les menus incidents de leur existence pour les porter à la connaissance des autres. […] Ils avaient cette pudeur de la force que le déficient moderne n’a plus. Journaux intimes et romans participent d’une même aberration : quel intérêt peut présenter une vie ? Quel intérêt, des livres qui parlent d’autres livres ou des esprits qui s’appuient sur d’autres esprits ? » (La  tentation d’exister). Le sens de la formule est un plaisir auquel je résiste si peu que je serais prêt à une complète adhésion. Oui, quel intérêt de proposer aux lecteurs jusqu’à nos coucheries et nos coliques ? C’est avoir peu à lui dire, c’est le croire friand encore de cette « nouvelle cuisine » aujourd’hui disparue où des riens artistement présentés prétendaient faire un repas. C’est supposer une impuissance partagée. Il m’a toujours paru assuré que le lecteur d’autobiographies, comme celui de biographies d’importants ou curieux personnages, doit être un être abiographique,  tenu à intervalles plus ou moins réguliers de se faire injecter de l’existence livresque sous peine de s’effacer lui-même de la surface du globe.

Que le roman tienne « d’une même aberration » est partiellement vrai. C’est, ici ou là, plus ou moins, de l’autobiographie à distance – distance de la construction de l’esprit et de l’imagination du romancier – ; cela appartient à sa vie intime dans une mesure souvent difficile à apprécier, et en même temps lui échappe parfois au point qu’il lui semblera à lui-même avoir écrit quelque chose que sa conscience n’avait pas prévu, dont seul peut-être son inconscient pouvait être l’accoucheur.

Quant à « parle(r) d’autres livres » et à « s’appu(yer) sur d’autres esprits » c’est, à mon sens, tout ce qui différencie l’écrit intime impudique et mensonger, de ce que j’appelle mon carnet, c’est-à-dire le reflet de mes cheminements intellectuels certes bien modestes, de mes réflexions, de ma non-indifférence aux textes et aux événements du monde. Si j’étais plus doué, j’écrirais des essais, voire des traités de philosophie, ou davantage de poésie que je ne le fais. Je serais sérieux. Je serais celui que Cioran appelle « l’artiste intelligent ». En écrivant cela, bien entendu, je ne suis pas dupe du fait que j’avance le pied sur la berge molle de l’afféterie et du faux-semblant. Il me paraît seulement légitime de proposer à des esprits que je suppose sans plus de prétentions que le mien, la double somme de mes admirations et de mes désaccords, dans l’espoir qu’ils y trouveront un écho des leurs.

Retour d’un instant au roman. Celui que j’écris actuellement se construit avec une lenteur folle, et qui m’effraie, dans une difficulté aussi comme je n’en ai jamais rencontré. Je l’écris pourtant, et non sans plaisir. Qu’il n’ait pas d’éditeur prévu, le fait me sert plus qu’il ne me dessert : il n’y a rien de sûr dans cette aventure ; si je la poursuis c’est qu’elle m’est nécessaire.

18 / VIII / 2000

 

¤ Ici, le commentaire pourrait s’étendre. Réduisons-le, comme en cuisine. Pour ce qui est du « journal », je n’en écris toujours pas. Je suis, et me veux (parce que l’inverse serait en quelque sorte « anticonstitutionnel »), un être «  abiographique ». Au mieux, ou au pire, de moi je parle à travers l’anecdote impromptue, la rencontre d’un oiseau, les pitreries de mes chats… les fenêtres où entre le jour, mes divertissements. C’est déjà beaucoup. Les personnes ? J’évite. Elles prennent trop les choses de travers, lire leur est si pénible. Au sujet du roman, j’en viens à penser que difficulté et plaisir d’en écrire se mesurent, se combattent, sur les deux plateaux de la Roberval ; le premier descend, je cesse ; si le second, je continue.

 

# Manipulation du vivant. Clones de truies au Japon, en Chine. Fabrication partout de tissus différenciés à partir d’embryons humains !!! Mister Hyde reprend du service. Le bon docteur Faust-Mengele, aujourd’hui légitimé par les bénéfices financiers escomptés, a de glorieuses décennies devant lui. La morale de l’ancien monde n’a plus cours. Le nouveau sera criminel et sans conscience. Beaucoup le craignent, le savent, en ont la certitude, qui ne le disent pas de peur de passer pour des simples d’esprit, ou seulement pour des attardés sur la route du progrès.

 

# Jeudi dernier, visite au vétérinaire, afin de réduire la sévère conjonctivite dont souffre Artémis. Salle d’attente : beaucoup de monde, arrivée en manège de chats et de chiens. Grande sagesse de toutes ces bêtes tranquilles, parfois curieuses de leurs congénères ou de ceux de l’autre espèce. Les gens soignent leurs bêtes, preuve de civilisation, en parlent avec des trémolos émus… toutes elles ont leur psychologie singulière, leurs manies, de grands traits d’intelligence… Ceux qui ne les voient pas ou les méprisent ne peuvent comprendre ces naïvetés touchantes. Les attitudes diffèrent chez ces animaux : une siamoise aux yeux vairons considère avec un dédain fort aristocratique le teckel qui vient aux nouvelles, quand la sauvage et plébéienne Artémis se gonfle pour lui cracher sa crainte et sa colère au museau.

Cette conjonctivite ne l’empêche nullement de poursuivre de grandes chasses ces jours-ci. Une multitude de rongeurs, retour des moissons, fait retraite en bon ordre vers les lieux habités. Hier ce fut un joli lérotin, un adolescent, qu’elle estourbit proprement. Aujourd’hui, une souricette que j’ai aidée à s’enfuir. Elle s’était un moment réfugiée derrière le radiateur devant lequel Artémis guetta sa seconde épiphanie avec cette patience infinie des chats.

20 / VIII / 2000

 

# Lecture de Svevo momentanément abandonnée. Période terrible de la fin d’août, d’autres lectures s’interposent. On ne devrait pas s’engager dans des jurys de prix littéraires, ou des entreprises de réanimation littéraires locales… On ne devrait pas non plus avoir pour amis des écrivains, parce qu’ils écrivent que c’en est une vraie maladie ! Cela dévore l’énergie, les minutes. Mais comment rester inerte, ou seulement occupé de soi, à la manière parisienne ?

 

¤ C’est l’une des grandes difficultés, amplement signalée par Gide dans son Journal : tout faire, tout lire, organiser un temps désorganisé en permanence, être toujours en retard, avoir le sentiment détestable qu’on n’y arrivera pas, qu’il faudra se résoudre à des coupes sombres. Bien sûr, il est des « métiers » plus dangereux ou pénibles. Au moins, je me rassure : je ne diffère pas du commun des mortels, j’adore me plaindre.

 

# Lu le tiers d’un roman de J.-M. M., dont l’action se situe en Orient. Magie et exotisme adviennent ici par injection, et non par une nécessité née du développement romanesque. C’est une accumulation de bric-à-brac décoratif. De plus, un remplissage discret, épars dans les paragraphes, vise non seulement à tirer à la ligne mais à créer toutes sortes de couleurs locales. C’est comme si, m’attendant à contempler une tapisserie de haute lice, on me donnait à voir un canevas de femme au foyer. Ma lecture s’arrête donc.

24 / VIII / 2000

 

# Derniers jours d’août. Paix dans les campagnes de Bourgogne, tueries sur les routes et les autoroutes. La sérénité n’habite plus une tête française – la mienne comme les autres – dès que le propriétaire de cette tête s’assied derrière un volant. Le phénomène a commencé, j’imagine, avec la première De Dion-Bouton, il perdure et reste inexplicable. J’évite d’ailleurs de trop m’interroger à mon propre sujet, un rien pouvant gâter mon plaisir.

 

¤ C’étaient, je crois, les derniers temps où l’on pouvait s’amuser au volant d’une voiture. Flirter avec le 240. Rêver d’une Porsche, d’une Lamborghini… C’était l’histoire antique de l’automobile en France. Qu’on ne se méprenne, je suis très conscient de mon indignité. De mon incivilité. Irai-je jusqu’à dire que je n’en suis pas fier ?

 

# Corse. Dans l’attente du permis légiféré à leur seul profit, les maffias locales gardent un calme relatif. Un ou deux assassinats, de modestes attentats contre les bâtiments publics, trois fois rien. On ne veut sans doute pas compromettre l’application de mesures aussi miraculeuses décidées par un gouvernement parisien irresponsable. Mais on s’ennuie. On met donc le feu aux bois et aux forêts d’une île que l’on prétend aimer par-dessus tout. Des milliers d’hectares partent en fumée, le désastre est incommensurable pour la faune et la flore. Des femmes corses, dit-on, clament leur colère, déclarent la guerre aux incendiaires fous. Savent-elles seulement qui porte la culotte chez elles ? Il est question que M. Chevènement donne sa démission. Cet après-midi, ou demain. Un esprit tel le mien, modérément éclairé par les Lumières, n’y comprend goutte et serait volontiers porté à un brin de pessimisme.

 

¤ Ce dimanche 8 avril 2012, il est 18 heures, la radio m’apprend que deux (trois ?) hommes viennent de tomber sous les balles d’assassins : avec ces messieurs de l’Île de Beauté, on est toujours en retard de quelques cadavres.

 

# Samedi. Brève incursion dans les Côtes chalonnaises. À Saint-Romain, dans les murailles de l’immense cirque rocheux. Agréable repas et découverte du vin local, blanc fruité et frais, rouge allègre et léger. Rencontre d’une petite troupe d’ânesses et d’ânons qui viennent nous saluer courtoisement de braiements fraternels. On se sent de la famille. Une ânesse ferme les yeux sous les caresses et les compliments. La confiance que les animaux accordent spontanément aux humains est stupéfiante. Petite déception due à un quiproquo : les deux viticulteurs que nous devions  rencontrer à Rully et Givry sont absents. Nous aurons donc le plaisir de revenir.

 

# France-Culture, ce matin. Entretien avec des lycéens parisiens de quinze à seize ans, à propos de leur vision de la culture. Cette vision leur est entièrement soufflée par celui qui dirige l’entretien : la culture sera donc un concept général et un mode d’être et de penser dicté d’abord par les lieux d’origine familiale, que des liens aient été conservés ou non avec ces lieux et leurs traditions. L’identitaire primera l’universel : c’est d’Alembert et Diderot cuisinés selon la recette pensée-unique ! Lorsque, après trente minutes de barbotage dans les eaux des origines diverses, une jeune fille déclare que, pour elle, le terme de « culture » évoque en premier lieu ce qui se peut extraire des livres, le guide des consciences formatées relativise la chose avec maîtrise, renvoyant à plus tard, c’est-à-dire à jamais, les arguments de la demoiselle. Il semblerait que ce monsieur écrive des livres, et qu’il en ait même écrit un pour expliquer la culture à sa propre fille. On ne tombe pas des nues.

28 / VIII / 2000

 

¤ Printemps 2012. La culture n’est plus à l’ordre du jour. Par habitude sans doute, un ministère lui est resté consacré que dirige un incompétent à la moralité admirablement élastique. Le sujet n’entre pas dans la campagne électorale, du moins pas dans celle des deux chevaux de tête. Le président en exercice se déplaçait il y a quelques jours avec un roman à la main (je n’ai pu en lire le titre). Voilà, c’était comme dans les bandes dessinées, une image passagère et suffisante.

 

# La Bourgogne court à son automne précoce : pluie, froid. Hier, belle journée cependant, et belle vendange de bouteilles prometteuses : pommard Les petits Noizons, Monthélie du couvent de la Visitation et Givry des sublimes clos du Cras-Long et clos Jus de François Lumpp, livrant dès ce jour leurs poétiques dénominations avec les plaisirs anticipés de leur dégustation entre amis.

On dit que, dans le bordelais, certains doutent qu’il existe des vins en d’autres lieux de France. Les malheureux !

 

¤ Nous y sommes donc retournés !

 

# De Beaune à Chalon-sur-Saône, la promenade est splendide parfois, affreuse à d’autres moments, dans la périphérie des villes changée en non-paysage, en non-lieux de ronds-points, supermarchés plastifiés, garages surmontés de banderoles avec façades cartonneuses aux couleurs dégobillantes, parkings, stations-service et parterres de fleurs de repiquage, enseignes agressives, entrelacements vertigineux de serpents autoroutiers… Plus que jamais la belle France est balafrée par le commerce, l’automobile et la surpopulation. Dans ces sortes d’endroits, elle est devenue un immense dépôt-vente, un capharnaüm de la camelote à faux-rêves. Prolifèrent laideur et vulgarité dans le désintérêt coutumier des Français pour ce qui relève de l’esthétique et du goût. Dans la traîne des plus heureux moments, des raisons de vomir. L’époque m’aide-t-elle à l’aimer ?

2 / IX / 2000

 

¤ Désintérêt des Français pour l’esthétique paysagère ? Cela me paraît toujours exact, mais à nuancer cependant : j’ai vu, dans Paris, de monstrueuses transformations, de ces irruptions de la contemporanéité lisse et sans âme qui révulsent l’âme précisément, mais l’âme qui se sait impuissante, « gérée » par des urbanistes, des entrepreneurs, des politiciens délégués aux affaires, sans même qu’elle puisse opposer un avis, élever une protestation. De cette impuissance l’habitude se prend aisément.

 

# « C’est que j’ai connu presque tous les hommes célèbres de notre temps, et que je les ai vus malheureux par cette belle passion de célébrité, et mourir après avoir dégradé par elle leur caractère moral ». De Sébastien-Nicolas de Chamfort, en réponse à la question : Pourquoi ne donnez-vous plus rien au public ?

La critique, généralement muette, ne me donne pas la moindre raison d’être malheureux, et je lui en sais gré. Quant à mon « caractère moral », il se trempe chaque jour davantage.

4 / IX / 2000

 

¤ Mon caractère est aujourd’hui du meilleur acier qui soit.

 

# Dans les pages d’un récent Figaro littéraire : « Les jeunes auteurs (les inconnus de la rentrée !) montrent cette année un grand souci d’expression littéraire ». C’est bien le moins qu’ils puissent faire. Quant à ceux de l’année dernière, déjà balayés, comme chez Homère les feuilles des arbres ! Tout cela, est d’un ennui à crever.

 

# Questions :

 

El general Pinochet sera-t-il vraiment jugé au Chili ?

 

Le président de la République a-t-il encore quelque chose à dire aux Français des maux qui les irritent ? Ou prend-il seulement le sens du vent ? Attend-il que son adversaire des futures présidentielles s’enlise dans les bourbiers où il se garde de mettre les pieds ? Admirable politique !

 

¤ Ces « récits » appartiennent à la préhistoire. Tout ce qui date de deux années entre dans la préhistoire. Ce fait aisément vérifiable devrait réduire considérablement les heures consacrées dans nos lycées à l’étude de l’Histoire.

 

# Image de mon dernier aller-retour Bourgogne-Paris. Sur une aire de repos, en Forêt de la Léchelle, au nord de Coubert, fait halte une voiture de type Espace. Au volant, un homme, la cinquantaine, façon businessman-en-pleine-réussite. À l’arrière, trois femmes. L’une descend, brune, grande, la presque quarantaine, on ne peut plus court vêtue, dépoitraillée et montée sur de vertigineux talons compensés. La voiture repart, pour une autre aire de repos des guerriers sans doute. La femme, balançant croupe, appas et breloques tintinnabulantes, après m’avoir jeté un œil et compris que je n’étais pas son genre, se dirige vers une autre voiture où se trouve assis et se rafraîchissant un autre spécimen du sexe masculin. Je reprends la route, ledit spécimen me sourit en levant un verre, heureux sans doute de n’avoir pas à attendre un tour.

5 / IX / 2000

 

# Avec ses Chroniques barbares, recueil de nouvelles couronné du prix Prométhée, Monique Castaignède s’est fait connaître et reconnaître. Belle plume acérée, clarté de l’esprit et de la langue, à quoi s’ajoute un sens aigu de l’injure faite aux femmes depuis toujours, donnée universelle et donc naturelle, qu’elle débusque sans pitié, selon une méthode chirurgicale qui porte endoscope et bistouri au vif de l’organe et de la plaie. C’est dans Nom de code, Athéna et He bien ! la guerre !, deux essais polémiques qui passeront par l’édition internaute avant, je le souhaite, de trouver l’édition sur papier, toujours indispensable ne serait-ce que parce que les lecteurs internautes sont encore minoritaires.

6 / IX / 2000

 

¤ Ces titres n’ont pas été publiés sur papier. Je le regrette.

 

# Yahvé mit l’homme dans le Jardin du monde, lui interdisant d’approcher l’arbre de la science du bien et du mal, l’autorisant à mettre en coupe réglée le vivier de Nature et à se reproduire comme lapin de garenne. Tant de contradictions, voilà qui est confondant pour l’esprit. Yahvé était-il intelligent ? Je parle de lui au passé, car de sa divine personne toute trace s’est perdue. S’il a voulu s’effacer, oublier les hommes, c’est sans doute qu’il aura pris conscience de son erreur à les vouloir mettre à l’épreuve de la bêtise sans leur donner les moyens de la contourner. Ils l’auront déçu de ne s’être pas tirés du piège qu’il leur avait tendu. N’imaginait-il pas que sa créature pût être imparfaite ? Yahvé-Dieu me déçoit.

7 / IX / 2000

 

¤ On trouvera quelques développements au sujet de ces affaires célestes et paradisiaques dans un bref roman – Mémoires du Serpent – qu’il m’a semblé utile d’écrire il y a peu.

 

# Lecture d’un roman qu’on peut à juste titre qualifier de contemporain : Turbulences, de Jean Grégor. Le sujet, un jeune homme ordinaire, déshérité de l’amour et de la fortune, tente de se sauver par la pratique du culturisme ou musculation à outrance, et de se réfugier dans un mythe aéronautique compensateur de ses frustrations. Deux volets : dans le premier, la fiction s’appuie sur une réalité vraisemblable ; dans le second, une pure fiction donne corps à une autre réalité, tentative de récupération de soi par la voie des airs et de la magie. Roman de tous les espaces de notre époque, mondialiste donc, quelque chose de rare et de très réussi.

 

# Gabriel Matzneff, ex-collaborateur du quotidien Le Monde, réapparaît avec, dit-on, un livre « de mots » : Mama, li Turchi ! – Je m’en réjouis. Le chroniqueur du Monde, dans sa recension express, le situe « parmi les noms plus ou moins connus », ajoutant qu’avec cet ouvrage « il donne dans l’exotisme ». Ces suaves mesquineries font le charme de ce quotidien qui semble rédigé par de nouveaux jésuites.

9 / IX / 2000

 

¤ De très bons livres passent totalement inaperçus. Le quotidien Le Monde, comme d’autres mais mieux que d’autres, œuvre activement et passivement pour qu’il en soit ainsi. Avec des forces modestes, dans une revue « en ligne » comme La Cause Littéraire, aidé de La Mère Michel, je tente depuis peu de m’opposer à cette inertie non entièrement dénuée d’intentions. Je me permets même de rappeler que des « moteurs de recherche » bien connus permettent d’accéder à des informations littéraires moins discriminantes, entre autres à travers  « La Mère Michel a lu » qui, avec d’autres entrées, ouvre l’accès direct à « La Cause littéraire ».

 

# Reconnaître. Retour de la connaissance. De la découverte, du savoir. Gratitude. Seconde naissance. Ce matin, Répliques. Paul Ricœur. Mémoire et oubli. Baume et venin de la mémoire. Baume et venin de l’oubli.

10 / IX / 2000

 

# Ne riez pas. Vous feriez peur !

 

# Un mois qu’il ne s’était rien passé. Pan !… un assassinat. C’est ainsi lorsque les mafieux corses s’ennuient.

 

# Encyclopaedia Universalis. Édition de 1974, sur papier. J’ai ici, à la campagne, ses 90 kilos de papier depuis plus d’un an. Volume 6, article FEMME. Première phrase : « L’existence, dans une encyclopédie, d’un ensemble d’articles sur la femme est un signe des temps. Jusqu’à présent, il n’apparaissait pas nécessaire d’aborder ce thème, sinon d’un point de vue descriptif ». On ne peut mieux dire et le dire. Suivent de brèves études dans lesquelles « la femme » est examinée du point de vue phénoménologique, puis comme « femme-sujet », dans sa sexualité, son image, sa « nature », son « mystère », sa « malédiction »… Je cueille au passage d’inénarrables perles, le pompon revenant au chapitre psychanalytique qu’illustrent quelques grands noms de cette théorie proprement fantasmagorique et délirante. Ceci par exemple, dans le préambule : « La psychanalyse semblerait même la réduire (la femme), en un premier temps, à n’être, dans ses pulsions et fantasmes, que cet objet, en lui-même déficient, défini comme « privation de pénis ». « Semblerait » ? Pourquoi ce conditionnel précautionneux ? Et dire que les rédacteurs de ces articles sont a priori bien disposés à l’égard des femmes ! On trouve aussi des énoncés amusants, voire saugrenus, tel celui-ci : « On peut constater chez presque toutes les fillettes à l’âge de trois ans un type comportemental traditionnellement féminin ».

La curiosité me pousse à consulter l’article HOMME (vol. 8), où j’ai la surprise de constater que la partie phénoménologique est réduite à sa plus simple expression, que l’homme est ici considéré sur les plans anthropologique, historique, génétique, philosophique, écologique et comportemental… bref, qu’il s’agit non pas de l’homme en tant qu’être différemment sexué (pourquoi d’ailleurs le serait-il différemment, puisqu’il appartient au sexe de référence ?) mais de l’homme en tant qu’être humain. Cette différence de traitement est symptomatique. Le mâle en tant que tel ne peut être objet d’étude, à la différence de la femelle. On ne s’inquiétera donc pas de son image, ni de son mystère, et moins encore de sa malédiction, laquelle pourtant me paraît aussi évidente que mal cernée. Les concepteurs de cette encyclopédie sont bien conscients de cette différence puisque dans les corrélats n’apparaît pas l’article : FEMME.

À Paris, je consulterai avec curiosité l’édition la plus récente.

 

¤ – Vous savez, don Miguel, vous nous ennuyez avec vos critiques perpétuelles de tout et de rien.

– Ah bon… la femme, l’homme… Tout et rien ? Vous avez peut-être raison, souvent je me demande pourquoi je m’énerve comme ça. Vous avez entièrement raison, ce n’est pas bon pour ma santé.

 

# Monique Castaignède me communique (par imèle) qu’elle ne trouve pas trace de misogynie dans mes écrits. J’en suis heureux. Il est vrai que je n’ai aucune tentation. Mais, qui sait ?… nul porte-pantalons n’est à l’abri d’un faux-pli.

12 / IX / 2000

 

# Mésanges et pouillots se partagent la provende déposée dans la mangeoire. Y tiennent cinq kilos de graines variées que les passereaux pillent en une dizaine de jours. Le jardin ressemble à un aéroport pour objets volants à plumes. Le ballet céleste est frénétique, ne se ralentissant qu’aux heures les plus chaudes. Dès que le restaurant manque de réserves, les demoiselles à capuche noire me le rappellent par des vols impérieux au ras de mon crâne et de mes moustaches. J’obtempère. Je les réapprovisionne.

12 / IX / 2000

 

# Atelier d’écriture. Ne jouant pas à l’écrivain absolu, je ne méprise pas cette pratique actuelle de l’atelier. Je me suis plutôt bien entendu avec ces demoiselles du Blanc-Mesnil. Elles auront contribué, par plusieurs textes pleins de fantaisie, au livre qui se « fabrique » en ce moment. Que leur en restera-t-il ? C’est ce que j’ignore, et qu’elles ignorent, peut-être plus que moi.

La fonction de tels ateliers est sociale, et dans une certaine mesure pédagogique : obtention de quelques progrès dans le maniement de la langue, dans la conduite d’un récit. La graine plantée peut-être donnera à l’une d’entre elles le désir d’écrire ?

 

¤ Sans aucun doute, la première des fonctions des ateliers : l’attention aux mots, le plaisir des mots partagés.

 

# D’Angleterre nous arrive la nouvelle que le clonage d’embryons humains est là-bas autorisé. La technique le permet, le commerce l’exige. Les autres pays s’aligneront. Qui peut se permettre de prendre du retard en ces domaines moteurs de nos sociétés : la science, la finance ? La prochaine étape sera inévitablement le clonage d’humains entièrement formés. L’heureux jour viendra où, apparaîtront des décalcomanies d’hommes et de femmes.

Exploités dans notre force de travail, humiliés dans notre dignité parfois, nous voici ravalés au rang de simple matériau ! Quel bonheur ! Souhaitions-nous un autre emploi ? Et engagés dans ce processus, pourquoi le nier désormais, NOUS ACCEPTERONS LA LOGIQUE INDUSTRIELLE DU DOCTEUR MENGELE.

 

¤ On dira : « Il exagère ». Je répondrai : « Eh bien, on verra ». Ne jamais désespérer de l’homme !

 

# Minorités en Europe. Autriche. Une commission d’experts européens rend à ce pays une virginité quelque peu écornée il est vrai – M. Jörg Haider ne sera jamais fréquentable –, la jugeant même meilleure dans le respect des droits des minorités que certains des quatorze pays qui la condamnèrent. Les sanctions qui la frappaient seront donc levées, et la France, la première à aboyer, devra, pour sa courte honte, annoncer officiellement la nouvelle. Sanctions dépourvues de fondement légal, seulement dictées par l’exercice d’une pensée unique, irréfléchie et littéralement pavlovienne. Ce petit Munich nous ressemble. Tout est petit chez nous. Si la décision punitive avait été dictée par une authentique conviction et non par la seule mode de la pensée convenable, l’Autriche eût été radicalement exclue de l’Europe des Quinze.

13 / IX / 2000

 

¤ Je l’avoue, j’ai oublié quels reproches furent précisément faits à l’Autriche, mais de la France j’essaye de ne rien oublier.

 

Nous sommes le 18 septembre 2000. Ce premier carnet se clôt. J’y parle en liberté. Moi qui si rarement pense au lecteur, que celui qui m’aura suivi jusqu’ici sache que je l’admire. Ô Lecteur, sacré Vicieux ! J’ai conscience de t’avoir plus d’une fois agacé et c’est le moins que je pouvais faire. Je ne te présente donc aucune excuse. C’était à toi de te donner le plaisir de me quitter, non à moi. Si tu ne l’as pas fait, ce sera qu’ici ou là je t’aurai amusé quoique n’ayant rien d’un amuseur. Toi et moi ne sommes plus à un paradoxe près ! Du vinaigre, toujours, imbibe notre sucre. Pas plus que je n’ai attrapé de mouches je n’ai cherché à te tendre de piège ou à te convaincre d’une vérité. Je t’ai dit mes sentiments et te les disant je me suis ouvert, et livré. Je ne doute pas qu’il m’en sera fait reproche. Mieux vaut aujourd’hui avancer à couvert ou s’écarter du monde. On peut aussi suivre le fil de l’eau. Le vrai confort se trouve aisément. Je t’en prie, si quelque chien devait donner de la voix, ne te joins pas à ce toutou. Ferme seulement mon carnet et oublie-le.

18 / IX / 2000

 

On peut aussi lire la totalité de ces chroniques, depuis la première (juin 1999) sur le site : HOSTSCRIPTVM

 

Michel Host


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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005