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Carnet du soleil, Christian Bobin

Ecrit par Matthieu Gosztola 11.06.11 dans La Une Livres, Les Livres, Livres décortiqués, Poésie

Carnet du soleil, Lettres Vives, 2011, 64 p.

Ecrivain(s): Christian Bobin

Carnet du soleil, Christian Bobin

Alors que Christian Bobin vient de faire paraître Un assassin blanc comme neige chez Gallimard, il est plus que jamais nécessaire de se replonger dans son précédent ouvrage, Carnet du soleil, paru chez un petit éditeur : Lettres Vives.

Avec sa délicatesse, sa ferveur et sa mélodie habituelles et uniques, affinées dans le sens d’une épure livre après livre, Bobin compose une musique de mots pour non pas dire quelque chose de la grâce, mais nous la donner à ressentir. La grâce qui est une grâce de tous les jours et de tous les temps. La grâce que l’on peut expérimenter au plus intime et qui nous est donnée à vivre à chaque inflexion que fait la vie sur le ruisseau du temps, faisant des ricochets qui ont valeur de monde.

La grâce qu’il y a à être nu et sans paroles dans la vie, sans paroles pour pouvoir exprimer cette vie qui nous excède de toutes parts et que l’on ne peut que vivre, que l’on ne peut qu’être.

Et Bobin cherche à dire justement ce qui est sans mots pour être dit, mais sans retirer son caractère ineffable – son silence – à la chose dite, pour qu’elle soit encore vivante dans le langage. Voilà pourquoi son langage aphoristique confine au langage des enfants et des saints. Voilà pourquoi il se tient dans l’entre-deux entre les mots les plus simples que l’on hasarde sur le versant de la mort et le silence heureux de l’enfant qui sait être bientôt face à une surprise.

Mais ce n’est pas vraiment un entre-deux car ces deux attitudes confinent, pour Bobin, exactement à la même réalité, à la même vérité.

Chaque ouvrage de Bobin est aussi léger qu’une plume mais pèse aussi lourd dans le cœur qu’un vase d’iris.

Si chaque livre de Bobin pèse aussi lourd dans la pensée, dans la mémoire et dans le cœur, mais comme avec légèreté, c’est parce que sa parole, de musique continuée en silence, est d’une nudité implacable.

Une nudité telle que chaque mot semble être dit par un enfant et un vieillard, par un être qui se tient dans une absolue singularité face à la vie dans son entier et face à la mort, sans posture, sans artifice, sans atours. Voilà pourquoi Bobin est à l’écoute, vraiment à l’écoute des personnes qui semblent être les plus dénuées de raison, les personnes qui ont la parole la plus lumineuse qui soit parce que cette parole dit vraiment quelque chose, en ne cherchant plus à plaire, en ne cherchant plus à faire advenir le langage.

Cette nudité du langage va de pair avec une nudité de la vie, en lien avec la sainteté dans la façon qu’on a de pouvoir, loin de tout avoir, atteindre l’essentiel. « Il me dit rêveusement : “j’aime bien ne rien avoir, quand je perds quelque chose je suis heureux”. Il portait un pull bleu. C’était comme si un nuage m’avait parlé ». Et les poètes pour Bobin sont ceux qui se tiennent dans le même rapport au monde et au langage fondés sur une sincérité et une nudité de l’âme : « J’ai vu les mains de Supervielle sur une photo : une rivière de doigts, une bénédiction prolongée jusque dans la nuit. Le corps des poètes, il est étonnant qu’on n’y découpe pas des reliques, des osselets pour guérir la vie encalminée dans ses sagesses ».

Les poètes, se tenant sur le versant le plus pur de la nudité de l’être, n’ont aucun lien avec le poétique, jamais, pour Bobin. Il s’agit pour eux d’être dans la poésie, c'est-à-dire dans la vérité du vivant, loin des atours du langage. Il s’agit d’être dans la pensée. La pensée n’est pas du langage pour l’auteur de Carnet du soleil, c’est un seau de peinture blanche que l’on renverse d’un coup, très froide, sur le visage, et qui ne s’en va pas.

Il s’agit, par conséquent, d’être avec le langage dans une forme de dureté. Un implacable. Il s’agit de se heurter à ce qui fait mal. Chaque mot doit toucher le cœur, mais non pas l’effleurer, le frôler, s’y enfoncer comme une écharde. Une écharde de douceur et de lumière. « La vitesse à laquelle le poignard s’enfonce dans le cœur est la bonne méthode pour penser. Il faut faire son travail au mieux puis s’en détacher brutalement. La poussière couvrira tout. Il faut aller d’un pas plus léger que la poussière ». Voilà pourquoi chaque mot claque comme une voile en plein vent. Nous gardons le bruit du vent dans les yeux. Longtemps.

Et pourtant, dans Carnet du soleil, comme dans Un assassin blanc comme neige du reste, il s’agit d’être en présence de la lumière. La lumière d’un nouveau-né qui met son sourire dans le monde comme s’il mettait une primevère dans un vase, en la tournant de telle façon que tout le monde la voie. Et tout le monde voit.

La lumière de ce qui meurt et de tout ce qui vit. Carnet du soleil est ainsi un court ouvrage qui donne à respirer la lumière dans chacune de ses pages. Qui donne à toucher cette lumière. Une lumière palpable. Pas seulement en tournant les pages (on a l’impression que l’encre des mots est une ombre qui pourra s’envoler à tout moment, quand on aura fait un mouvement ; on a l’impression que ce qu’on regarde, que ce qu’on lit n’est rien que du vivant, rien que du mouvant). Pas seulement avec le regard. Avec le cœur et son hésitation.

Une lumière qui dit aussi quelque chose de la douleur.

La douleur est ce qui vient dans la vie au plus profond. Pour ne plus s’en retourner. « La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saintes et des cerfs. Le couteau est à Dieu qui n’existe pas, qui a pour singulière façon d’exister celle de n’exister pas, de n’être rien de ce que nous nommons, croyons, imaginons – juste le donateur assassin de toutes les grâces ».

La vie nous arrache le cœur, mais c’est pour nous le redonner, juste après, plus vivant encore, car ébloui. Ebloui de la connaissance de la pureté de n’être rien. Rien que le visage (car pour Bobin chaque cœur est un visage comme chaque visage est un cœur, où s’y lisent les inflexions du temps). C’est pourquoi Carnet du soleil, en faisant parler la lumière, fait parler la présence de son amour disparu. Chaque être parle, sans parler, avec son seul regard, et c’est le propre de ceux qui aiment de savoir lire. « Dans tes yeux je lisais une phrase éclatante que personne pas même toi n’aurait pu effacer ».

L’écriture de Carnet du soleil est ainsi pour Bobin le miracle possible et présent de faire revivre, par l’écriture, par son chant minuscule, par la façon qu’elle a de se tenir dans la lumière, par-devers l’ombre, son amour sœur, emporté par la mort, avec qui il a tissé un lien de cœur.

Cet amour, que la mort a frappé sans aucun signe avant-coureur, lui a donné son cœur, car son cœur, dans cette mort, a été arraché. Et écrire, c’est tenir son cœur à bout-de-bras. Aussi, pour Bobin, c’est comme si la mort de son amour lui avait arraché le cœur afin que cet amour mort soit en mesure de pouvoir le lui offrir.

Ecrire sur son amour disparu n’est pas ainsi façon de rendre hommage. C’est une façon de pacifier son rapport à la douleur, à la mort. « Les livres s’ouvrent comme des mains apaisées ». Et pourtant, l’écriture, se tenant dans ces mains-là, à la lecture, est ce qui peut aussi déchirer. Dans Un assassin blanc comme neige également, Christian Bobin nous exprime à chaque page combien il est important pour lui que la poésie soit, comme la vie, ce qui lui « tranche la gorge » pour aussitôt après le « ressusciter ».

Dans Carnet du soleil, les mots qu’il dit pour faire parler son amour morte sont des mots qui le ressuscitent lui aussi, en lui montrant à quel point la vie est là, à quel point il est vivant. À quel point lui et elle peuvent, dans l’écriture, retrouver la gaieté de deux chatons jouant avec une pelote de laine, la pelote de laine de l’écriture qu’il s’agit de laisser courir et qui n’est pas un lien, qui n’est que l’endroit où peuvent coexister dans la plus pure nudité du contact deux présences. « Une semaine avant ta mort que rien n’annonce tu me montres, éblouie, cette page de Colette : des gens reviennent d’un enterrement. Leurs visages sont scellés. La vue de chatons jouant avec une pelote de laine ramène dans la maison une gaieté divine. Tu me dis que tu aimerais qu’il en soit ainsi au jour de tes funérailles. Ton âme était un chaton qui poussait la pelote ensoleillée de la vie, reculant parfois une seconde de stupeur, reprenant son jeu à la seconde suivante ».

Ecrire et vivre pour Bobin sont la même façon de laisser vivre la pelote de laine ou, pour reprendre le thème d’Autoportrait au radiateur, de couper des tulipes pour les faire vivre derrière la fenêtre, avec le seul regard qui est l’eau continuée du vase.

Et lire, avec Bobin, devient le même geste enchanteur qu’écrire et vivre.

« Quand je lis, écrit Bobin, mon crâne devient du cristal ». Vous pouvez être sûr qu’à la lecture deCarnet du soleil, votre crâne sera de cristal.


Matthieu GOSZTOLA


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A propos de l'écrivain

Christian Bobin

 

Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire où il demeure, est un écrivain français.

Tour à tour poète, moraliste et diariste, il est l'auteur d'une œuvrefragmentaire où la foi chrétienne tient une grande place.

Il est mort le 24 novembre 2022.


(Source Wikipédia)

 


A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com