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Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire, carnets de cavale 18 octobre 2009-8 mars 2010, Brigitte Brami (par Luc-André Sagne)

Ecrit par Luc-André Sagne 25.08.25 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Récits, Roman, Unicité

Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire, carnets de cavale 18 octobre 2009-8 mars 2010, Brigitte Brami, éditions unicité , 2022, 87 p. 13 euros

Edition: Unicité

Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire, carnets de cavale 18 octobre 2009-8 mars 2010, Brigitte Brami (par Luc-André Sagne)

 

Une erreur, un malentendu, un dysfonctionnement de la machine bureaucratique peut faire basculer dans un autre monde où l’irrationnel se loge dans le rationnel, où une logique parallèle à la logique ordinaire et différente d’elle se met en place sans que rien ne semble devoir l’arrêter.

Condamnée à 18 mois de prison dont 10 avec sursis, Brigitte Brami est libérée au bout de 5 mois mais doit se présenter à nouveau devant la justice en raison d’une nouvelle plainte de la partie civile. Convocation perdue, égarée, jamais envoyée, nul ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, elle est absente à l’audience et se retrouve poursuivie, sous le coup d’un mandat d’arrêt avec inscription au fichier central des personnes recherchées. Dans l’attente de l’appel qu’elle a interjeté, elle devient une fugitive. Commence alors pour elle une cavale de cinq mois dans Paris.

À peine sortie des murs de la prison*, la vie à l’air libre pour elle se referme soudain et devient une nouvelle prison. Une prison à ciel ouvert. Comme si le dehors devenait le dedans.

C’est ce renversement que Brigitte Brami relate dans ce second livre au titre emprunté à un poème d’Etienne de la Boétie. Car elle ne vit pas seulement une expérience qu’il s’agirait simplement de décrire, fût-elle aussi angoissante et dramatique qu’une plongée dans la clandestinité comme elle la connaît, elle lui confère une dimension supplémentaire en la nourrissant de littérature et de poésie, en premier lieu des écrits de Jean Genet. Nulle coquetterie ou posture ici mais une nécessité vitale de surmonter le choc, de mener le combat quotidien pour la survie en prenant appui sur ce bloc de résistance que peuvent représenter en certaines circonstances les écrivains et les poètes. Et chez Brigitte Brami il y a une urgence, celle de vivre, et une rage, celle d’écrire.

La cavale, elle y entre sans réfléchir, dans la violence de la décision à prendre, « comme le projet immédiat sans dessein de fuir », et qui « s’impose comme inévitable ». À partir de cet instant, sa vie bascule dans une autre dimension. Devenue fugitive, clandestine, car recherchée par la police, il s’agit pour elle de ne pas se faire attraper, point d’honneur qu’elle place naturellement sous le signe de Jean Genet. Elle doit élaborer des stratégies précises pour éviter de se faire repérer et arrêter.

Tout est vu alors de l’autre côté du monde si l’on peut dire, tout prend un relief particulier, une intensité jamais atteinte : « Je n’avais jamais vécu avec autant d’acceptation et de passion le présent ». Un présent fait de peurs, de rencontres, d’amours qui passe sur elle comme un feu. À cette aune, chaque déplacement dans la rue, chaque geste de la vie quotidienne acquiert une épaisseur extraordinaire, et peut décider de son sort dans un sens ou dans l’autre. C’est vivre sur une ligne de crête : à tout moment, une erreur de sa part, un hasard malheureux ou encore une parole de trop et c’est la fin de l’aventure, l’espoir fou d’« avoir le temps de vivre » qui s’effondre. Dans cette fuite éperdue, les rares personnes qu’elle croise jouent chacune un rôle crucial.

Son voisin d’immeuble tout d’abord, Pierre, sans qui rien n’aurait été possible. En effet, c’est parce qu’il ne l’a pas dénoncé aux policiers qu’il lui a permis de leur échapper. Tel un mantra qui court tout au long du livre, sa réponse revient régulièrement, ce « Brami, connais pas » qui sonne comme un acte de révolte et de libération.

Les deux policiers eux-mêmes, qui sont à sa recherche, et dont elle fait un portrait sensible, loin de toute caricature, évoquant leur vie personnelle au-delà de leur travail, font l’objet de plusieurs passages.

La rencontre avec Sonia est déterminante. L’expérience traumatisante qu’elle traverse ne serait en effet pas la même si la passion amoureuse ne l’avait en quelque sorte sublimée. Quitter son quartier pour la périphérie parisienne, effacer ses traces, manger à peine, dormir dans des hôtels de fortune, côtoyer tout un monde dont elle ne fait pas partie et qui a ses propres règles, prostituées et toxicomanes, tout cela aurait été peut-être impossible à vivre s’il n’y avait eu l’amour pour Sonia, sa « tête brûlée », un « pur chef-d’œuvre existentiel (…), inégalable amante, voleuse et traîtresse », Sonia avec laquelle on est « dans le cœur du réel, dans le noyau, là où ça brûle », celle qui colore « le rouge pourpre de ma honte en fierté ». Celle enfin à qui on offre pour la Saint-Valentin un poignard.

Passion amoureuse qui n’empêche pas un sidérant coup de foudre sans lendemain pour Diamant, « créature surnaturelle de beauté », une femme qui compare ses compagnes d’infortune à des tas de gravats et cite Marguerite Duras.

Il y a ainsi, passant dans le livre comme une traînée de poudre, des scènes ubuesques, des rencontres hallucinées mais toujours Brigitte Brami garde précieusement une boussole pour ne pas s’égarer dans cette jungle, et cette boussole, c’est la littérature, c’est la poésie qui la lui procure, Boris Vian et Jean Genet tour à tour convoqués. L’écriture devient dans ces conditions extrêmes une arme, ce qu’elle constate elle-même : « J’ai écrit comme on fait la guerre, en stratège enthousiaste craignant plus la défaite que la mort ».

Au fond, la cavale comme la prison auparavant, agissant sur elle violemment, épurant et synthétisant tout ce que la vie a sédimenté en elle de douleurs, lui ont fait comprendre par contrecoup que la situation vraiment traumatisante, l’authentiquement mutilante, celle à l’origine de tout, c’est la situation vécue en famille pendant des années, cette « succession de mises à mort savamment orchestrées » qui la « rend de façon ontologique coupable » et l’empêche toujours de pleinement exister.

Ainsi la cavale fonctionne comme un révélateur. Elle révèle d’abord ce que Brigitte Brami désigne comme « la part maudite de l’humanité », celle qu’elle a connue durant ces cinq mois et qu’elle place sous le signe de Genet, de Villon ou de Rimbaud, les voleurs, les prostituées, tous les hors-la-loi. Mais elle révèle aussi l’auteure à elle-même. D’abord en passant ses jours et ses nuits dans une intensité maximale, toujours sur le qui-vive, fugitive, clandestine, en marge de la loi et de l’amour. Ensuite par sa prise de conscience que tous ses problèmes ont une même origine, celle de la maltraitance familiale qu’elle a subie pendant des années.

À l’ombre de Verlaine, d’Apollinaire et de Boris Vian, et dans le sillage d’Albertine Sarrazin ou de Violette Leduc, c’est finalement Brigitte Brami elle-même qui se dévoile, qui apparaît en pleine lumière, dans l’éblouissement de la poésie et de la littérature.

 

Luc-André Sagne

 

*Brigitte Brami a relaté son expérience carcérale dans « La prison ruinée ».

 

Brigitte Brami est poète, romancière et essayiste. Elle est l’auteure de six livres dont « La prison ruinée » aux éditions Indigène, « Miracle de Jean Genet » aux éditions L’Harmattan et « Surtout ne pas nuire » aux éditions unicité. « Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire » a reçu le prix du roman gay 2024 dans la catégorie « Journal ».



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A propos du rédacteur

Luc-André Sagne

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Rédacteur, poète, critique littéraire.