Capitale de la douleur et L’Amour la poésie, Paul Eluard (par Didier Smal)
Capitale de la douleur, Paul Éluard, Folio/Lycée, août 2023, 256 pages, 4,50 € L’Amour la poésie, Paul Eluard, Folio/Poche, février 2023, 128 pages, 3 €
Publié en 1926, Capitale de la douleur est probablement le recueil poétique le plus célèbre de Paul Éluard, ce qui lui vaut en 2023 une réédition dans une collection à visée pédagogique. Voici donc ce livre dont André Breton disait qu’il était destiné « à ceux qui depuis longtemps n’éprouvent plus le besoin de lire » revenu au cœur de l’actualité éditoriale, avec cette question lancinante et sous-jacente : qu’ont encore à dire aujourd’hui ces poèmes du déchirement amoureux ? Rien, et tout, puisque les sentiments exprimés avec puissance (« À terre, à terre tout ce qui nage !/ À terre, à terre tout ce qui vole !/ J’ai besoin de poissons pour porter ma couronne/ Autour de mon front,/ J’ai besoin des oiseaux pour parler à la foule », L’hiver sur la prairie) et force images qui sont autant de provocations à l’esprit, d’incitations à régénérer toute vision, tout ressenti, toute expérience (« Au hasard tout ce qui brûle, tout ce qui ronge,/ Tout ce qui use, tout ce qui mord, tout ce qui tue,/ Mais ce qui brille tous les jours/ C’est l’accord de l’homme et de l’or,/ C’est un regard lié à la terre »,
Au hasard), bien qu’ils soient l’expression d’un vécu personnel (Éluard, en couple avec Gala, doit supporter, au nom du refus d’une vision bourgeoise monogame de l’amour, que celle-ci se laisse séduire par Max Ernst, et il en souffre, d’où le titre du recueil), peuvent être compris et appréhendés par tout le monde – pour autant donc que l’esprit s’ouvre à un autre dire autant qu’il accepte l’expression bigarrée d’une souffrance teintée de grandeur : « Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,/ Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place/ Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles/ Pour dépeupler un monde dont je suis absent » (Giorgio De Chirico).
Car ce recueil est, avec le récit Nadja d’André Breton publié deux ans plus tard, l’une des œuvres phares du surréalisme, et donc d’un désir de dire le monde hors toute convention, d’un désir d’avancer sur les brisées de Lautréamont ou Rimbaud (Eluard sera considéré comme le Rimbaud de sa génération par ses contemporains, dû entre autres à ses voyages comme autant de quêtes personnelles), d’un désir de faire exploser le langage par la puissance d’images qui sont la correspondance verbale de ce que les peintres proposent à la même époque avec des pigments : « Aveugle maladroit, ignorant et léger,/ Aujourd’hui pour oublier,/ Le mois prochain pour dessiner/ Les coins de rue, les allées à perte de vue./ Je les imite pour m’étendre/ Dans une nuit profonde et large de mon âge » (Volontairement) ; il est pertinent de relever dans Capitale de la douleur les noms de peintres : Chirico, déjà cité, mais aussi Ernst, Picasso, Arp ou encore Miró, autant d’artistes fréquentés dont les œuvres étaient familières, avec lesquels des amitiés étaient nouées, aux images sur toile desquels les mots répondaient – étant admis que Paul Éluard vivait dans son époque pleinement, au même titre qu’un René Char par exemple, dans un univers artistique aux frontières inexistantes.
Outre comme un chef-d’œuvre surréaliste, Capitale de la douleur peut aussi se lire comme une biographie amoureuse de Paul Eluard, qui part faire le tour du monde après avoir rédigé Les petits justes, la troisième section du recueil, et en revient léger des Nouveaux poèmes qui le concluent, et c’est aussi l’intérêt de ce livre ; s’il s’arrêtait aux Petits justes, il ne serait qu’un recueil de poèmes surréalistes quasi doloristes dans leur beauté fracturée – mais sa conclusion, sublime, l’oriente du côté de la vie et du désir revenu (littéralement, puisque Gala rompt avec Ernst), avec comme phrase finale cette belle déclaration d’amour : « Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même » (Celle de toujours, toute), et comme avant-dernière flambée poétique le célèbre La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur.
Dans la présente édition, Capitale de la douleur est donc accompagné d’un appareil critique, allant de notes en bas de page éclairantes à un dossier certes destiné à des lycéens mais permettant de rafraîchir quelques notions sur le surréalisme ou de confronter l’œuvre d’Éluard à celle d’autres poètes, dont Renée Vivien. Par contre, aucun appareil critique accompagnant L’amour la poésie, présenté dans sa belle nudité, moins complexe en apparence que Capitale de la douleur puisque le recueil de 1929 ne contient que des poèmes en vers libres, au contraire de celui de 1926, qui présentait une diversité formelle allant du sonnet rimé (Bouché usée) au poème en prose (dont le remarquable André Masson et le vibratoire Le grand jour).
Si l’on se réfère à la biographie amoureuse d’Éluard, L’amour la poésie peut être considéré comme celui de la transition entre Gala (à qui il est dédié), certes revenue des bras de Ernst mais en partance pour ceux de Dali, et Nusch, la compagne des dix-sept années suivantes. C’est aussi le recueil qui contient le vers le plus célèbre d’Éluard, celui qui pourrait servir de leitmotiv surréaliste : « La terre est bleue comme une orange », tout en contenant des thématiques communes au mouvement dans son ensemble – l’amour fou bien sûr, mais aussi l’exploration de l’inconscient par des formules qui renouvellent l’appréhension des émotions et les libèrent ; libéré et libérant, Éluard peut écrire ce poème, le dix-neuvième de la deuxième section, Seconde nature : « Les prisonniers ont envie de rire/ Ils ont perdu les clefs de la curiosité/ Ils chargent le désir de vivre/ De chaînes légères/ D’anciens reproches les réjouissent encore/ La paresse n’est plus un mystère/ L’indépendance est en prison ». Cette liberté chantée par contraste naît aussi de l’acceptation du hasard, déjà célébré dans Capitale de la douleur et ici à nouveau chanté : « Sonnant les cloches du hasard à toute volée/ Ils jouèrent à jeter les cartes par la fenêtre ». Les cartes, ou les mots, qu’Éluard redistribue afin de leur donner un sens nouveau, plus puissant ou plus fulgurant, d’en faire ressortir des images : « Je vais la tête la première/ Saluant d’un secret nouveau/ La naissances des images », ceci en ouverture de la troisième section de L’amour la liberté, intitulée Comme une image – mais pas sage, l’image, plutôt de passage, quitte à tout bouleverser d’un battement d’ailes.
L’amour la poésie continue à certains égards le propos un rien douloureux voire doloriste de Capitale de la douleur (le « seul » à la rime, obsédante, du poème VII de la section Comme une image), mais reflète plus le désir d’explorer, d’exploser (« Pour me séparer de moi-même », poème XXV de la première section, Premièrement) et d’être entendu, même si Éluard doute d’une compréhension majoritaire : « Entendez-moi/ Je parle pour les quelques hommes qui se taisent/ Les meilleurs » (poème XI de Seconde nature). L’amour reste omniprésent, mais est moins mêlé de tristesse ou de tentation du malheur ; il s’exprime parfois avec un sens de la formule lapidaire en laquelle reconnaître le poète au sommet de son art, un art épuré, ne cherchant plus à strictement s’éloigner des maîtres du passé pour composer un nouveau bréviaire poétique, mais à simplement dire avec efficience, quitte à tomber comme la foudre : « Il fallait bien qu’un visage/ Réponde à tous les noms du monde » (Premièrement, poème XXIX). Éluard chante l’amour, éternel au fond, qui tient autant au désir du sentiment amoureux qu’à un être spécifique – mais lorsque la rencontre entre ce désir et cet être éclate, elle touche au sublime : « J’en ai pris un peu trop à mon aise/ J’ai soumis des fantômes aux règles d’exception/ Sans savoir que je devais les reconnaître tous/ En toi qui disparais pour toujours reparaître » (poème IX de la cinquième section, Défense de savoir, sur lequel se conclut L’amour la poésie).
À certains égards, ce que chante Éluard dans les pages de Capitale de la douleur et de L’amour la poésie, outre l’amour et la douleur associé à celui-ci, c’est l’acte poétique renouvelé pour dire l’éternel sentiment d’une peine à sublimer par le verbe et à métamorphoser en énergie amoureuse. C’est la poésie comme reconquête du sentiment amoureux pour l’empêcher de mourir, à l’adresse de tous ceux qui « sont esclaves/ De l’amour comme on peut l’être de la liberté ». Esclavage doux dont la poésie libère et épaissit les chaînes à la fois.
Didier Smal
Paul Éluard (1895-1952) est un poète français ayant adhéré successivement au dadaïsme et au surréalisme. Engagé dans la Résistance, il en a écrit en 1942 le poème le plus célèbre, Liberté.
- Vu: 1249