C’est la terre qui marche sous mes pas, Colette Klein (par Murielle Compère-Demarcy)
C’est la terre qui marche sous mes pas, Colette Klein, éditions La Feuille de Thé, 2019, 111 pages, 20 €
Colette Klein dans ce nouvel ouvrage poétique n’a pas intitulé son livre « Ce sont mes pas qui marchent sur la terre », mais bien « C’est la terre qui marche sous mes pas »… La course du temps et du monde est ici affirmée, non asservie à la volonté individuelle. Celle-ci s’affirme, pour sa part, en orientant sa propre course au cœur du temps et du monde, mais au sein d’une terre qui l’entoure et l’enveloppe. Nous sommes effectivement les habitants d’une terre à laquelle notre appartenance fonde nos liens et nous assigne un rôle actif fortifié de responsabilités envers autrui, soi-même, l’environnement, le monde. La poète Colette Klein inscrit ce nouveau recueil poétique dans le cadre et la perspective de cette appartenance fondatrice. Nos racines, autant que nos projets, consolident notre traversée existentielle. Le texte en prose rappelant d’entrée le titre et dédié « à Pierre », fait écho, écrit Colette Klein, à « Ce que me dicte l’absence » alors que son existence poursuit son chemin et que la poète « marche », marche et encore et toujours afin de poursuivre la route, « sans prendre garde au ricanement de l’ange / retranché dans un deuil impossible ».
Les pas de la poète roulent sous sa marche la douleur de l’Autre, qui blesse le chemin et revient en écho à travers le vide comme au fil d’une échappée où le temps semble suspendu. Temps en suspens où les vivants demeurent à l’écoute de ce qui fut, aux aguets de ce qui s’offre à vivre, à l’affût d’un sens à décrypter sous les lignes du paysage extérieur et mental. La vie ressemble, dans l’imaginaire de Colette Klein, à un hall de gare où ses passagers se croisent, tous embarqués sur le rail de l’attente avec « À la place du sang, des poissons agités de tremblements / À la place des yeux, des fenêtres brûlées par l’intérieur » (extr. Revue Phréatique, n°68-69). Le lecteur porte cette douleur écrite par la poète, avec une empathie transmise par le cœur resserré des mots :
Le vide, échoué, recueille tes plaintes et les répète en écho,
tandis que j’avance à ta rencontre, sans jamais parvenir jusqu’à
toi,
les poings serrés contre mes yeux.
Nous sommes comme les aidants/les accompagnateurs d’un ami en perdition ou perdu et compatissons à la douleur de celle dont la voix même a la puissance, par ses mots, de faire trembler la voix du poème. Car la voix tremble, comme notre mémoire accrochée à la tectonique du cœur entre l’ombre ou l’oubli et la lumière (« Là où les larmes / tremblent d’une mémoire trop pleine »). Nous sommes les passagers d’une terre qui nous retient (« La terre me retient ») et si l’envol est toujours au bout de l’espoir branché entre ce qui nous tire vers le bas et nous appelle à davantage de ciel – comme un arbre, comme des « arbres qui grandissent sous nos chairs » –, nous continuons coûte que coûte de marcher à ciel ouvert, le regard opiniâtrement tourné vers le Large avec, « derrière les yeux » l’œil agrandi de ne pas oublier ce qui circule dans notre sève à travers le temps (« Les morts savent-ils qu’ils vivent en nous ? »). L’empathie que les mots de Colette Klein infuse via notre immersion dans leurs textes, la poète l’éprouve à l’égard de la terre qui nous environne, nous contient et nous enveloppe, hospitalière, gardienne de ses habitants qu’elle porte et accueille, parties intégrantes de l’univers. Cette appartenance de tous au Tout accorde à chacun une place taillée au prorata de sa nature – végétale, minérale, animale, humaine –, engage une communion cosmique de la part de la poète qui peut se mettre à la place d’un autre être vivant intégré au même monde
Elle entre dans le premier arbre venu, le caresse à l’intérieur.
Elle s’y endort dans une poussière d’ombre qui la
métamorphose en caillou
La métamorphose (en caillou, en fleur, en écorce…) ouvre la voix / la voie à un animisme poétique de la dimension du cosmos qui nous entoure. La terre est un ventre où, fœtus en devenir, nous grandissons des racines qui nous relient jusqu’aux affluents qui nous traversent et nous transcendent. Le temps – à propos duquel Colette Klein avait écrit dans le n°68-69 de la Revue polypoétique Phréatique : « Le ventre de la matière regorge de passages, en avant, en arrière, comme si, dans un miroir, Il s’inversait et qu’on pût lire en Lui tous les livres ouverts » – sème « ses graines obstinées » que la vie porte. Les mots activent les canaux d’une humanité dont les êtres sont en communication les uns avec les autres et c’est, là, le chant d’un oiseau qui bâtit une passerelle…
Un pivert lui dit les mots qui lui permettront de réapprendre le
cycle de la vie.
… là, l’intercession d’une fleur qui acte l’espoir de renaître au monde
Elle rêve de renaître fleur. Elle oublie la pénombre et, gorgée de
sève, réinvente la forêt.
Dans Aube de Rimbaud, l’entreprise d’une fleur actait la naissance du langage où le Poème signe la renaissance du jour, inventée par son chant. Inaugural demeure l’espoir, inaugurale la lumière traversant l’orage des émotions (« La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom », Rimbaud, Id., Illuminations). Le sentier se lève de la terre remuée par notre traversée, ébruité, cahoté par les aléas de l’existence, mais sa ligne poursuit l’horizon et la verticalité de ce qui nous transcende et nous grandit élève notre cheminement de l’abîme à la cime et vice versa puisque l’eau est vive et son cycle se reconduit au-delà des alluvions et des saisons, « comme si le cycle du soleil ne savait que transmettre la folie / et l’oubli ».
Dans la construction d’un recueil dont la cohérence progressive des parties renvoie à la dimension cosmique et poétique d’une vision de l’existence perçue dans sa tension émotionnelle et sa cinétique spatiale et temporelle – la poète Colette Klein nous propose d’écouter « Ce que dit la pierre », rappelant que
Ce que la pierre détient de mémoire,
elle la transmet au chemin
Puis, escortant sa marche dans l’existence, les mots du poème emportent l’auteur et nous emportent dans l’espace du « Ni vivre ni mourir » où le monde comme la lumière vacillent mais où de ce vacillement et dans la solitude radicale des mots qui s’écrivent, continue de s’écrire « à grandes gorgées de ciel » le souffle de l’entre-deux entre l’hybris et la vacuité. Au mitan de cette partie, jaillit un poème miroir où convergent dans ses traits le visage, la personnalité de ce livre
Je me dilue dans les veines de la terre
et germe
au pied des arbres qui furent mes ancêtres.
Je me noue à la lumière qui me fait trembler.
Je tombe et me réveille.
Et la forêt tout entière
m’élève jusqu’aux nuages.
Après la partie suivante intitulée « Ce que dicte l’absence », où la douleur de qui marche d’entre les morts laisse s’exprimer avec une retenue lyrique poignante « le crescendo d’une voix qui lève avec elle les étamines des souvenirs », le dernier mouvement titré « Ce qui reste de folie » met au jour ce qu’il reste « après la chute »
Il faut arracher de soi ce qui reste de terre
après la chute
ce qui reste de salive et de sang
après la mort
La poète nous entraîne vers ce qui advient dans la lumière retrouvée et constate qu’« il n’est jamais trop tard / pour rejoindre / l’autre ». C’est alors la terre réconciliée qui marche sous (nos) pas et l’envol (l’oiseau, toujours l’oiseau traverse les poèmes de Colette Klein… : « Comme une envolée d’hirondelles ») peut reprendre son envergure peu à peu tel le printemps revient à chaque cycle, mobilisé par le poème dont le recours est vital et qui offre son parapet face à la folie qui guette
dire et redire que le poème
est à lui seul un royaume
où la paix se partage entre vivants
sans trahison sans blessure.
Dans Lettera amorosa illustrée par Georges Braque et Jean Arp, René Char écrit : « Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m’oublie ». Colette Klein laisse, quant à elle, la terre marcher sous ses pas pour que celle-ci porte le cheminement de ses mots gardiens de l’espoir insulaire intarissable dans sa quête vers l’horizon : « D’île en île, approcher de l’horizon et pourvoir au désir », écrit la poète…
Murielle Compère-Demarcy
Colette Klein, née en 1950 à Paris, est une poète et écrivaine française.
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