Bestiaire, Alexandre Vialatte (par Didier Ayres)
Bestiaire, Alexandre Vialatte, Editions Arléa, février 2023, Illust. Philippe Honoré, 168 pages, 11 €
Dérision
C’est principalement le mot dérision que je retiens de ma lecture du Bestiaire d’Alexandre Vialatte. Absurdité au même titre que la retrace la pièce La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Donc quelque chose qui mêle le tragique et le dérisoire, la profondeur et la légèreté, le sérieux et l’amusant. Cet échange entre l’ironie parfois mordante et une sorte d’émerveillement devant la nature des animaux, fait du bien au lecteur lequel s’abreuve des animaux du chroniqueur du quotidien régional La Montagne, comme il le ferait des Caractères de La Bruyère. Avec l’humour en plus.
L’intérêt du liseur c’est que les textes restent verticaux et ne fonctionnent que par verticalité. Replier ces dactylogrammes sur le syntagme ferait rater tout le suc de la pensée de Vialatte, fine, humoristique, mêlée d’une pointe d’angoisse. On apprécie cette littérature que conçue comme tentative de saisir dans l’axe paradigmatique l’intelligence de ces portraits d’animaux lesquels fournissent une impression de léger vertige, allant vers de l’inconnu, au travers de ces bêtes touchées d’étrangeté. Il s’agit de pointer un faux sérieux, là où le paradigme permet des choix, de préférer tel plan de l’expression, celui de la dérision.
Autre axe toujours vertical, l’amusement et l’alacrité par exemple d’un Queneau écrivant les Exercices de style.
Bêtes animées d’un peu de noirceur, population de vertébrés qui ressemblent tant à l’homme, insectes volatils qui prennent possession de la page, augurent d’un esprit capable de recevoir et de communiquer l’inquiète présence des chiens, de la huppe, du lapin, de la mante religieuse, du loup, de la pieuvre… Donc, c’est au second degré qu’il faut s’approprier ces représentations qui nous poussent beaucoup dans le monde des images, vignettes écrites dans un style légèrement baroque, mais toujours pleines de drôlerie et de sensibilité. Ce qui permet de ne pas être gagné par la lassitude tant chacune de ces silhouettes porte en elle une inquiétante étrangeté, comme je l’ai déjà dit, et un univers polymorphe qui fait la part belle à l’anthropocentrisme. Le ton est un peu différent de celui du Kafka de la Métamorphose, mais rejoint ce grand maître autrichien sur la rive de l’humour un peu glacial, pour ces espèces de clichés d’animaux parfois tristes parfois gais tout comme l’humeur humaine.
Ce sont des moutons de pré-salé. On les destine à la boucherie. Aussi ont-ils de gros gigots. Par un phénomène darwinien, la fonction a créé l’organe. Voués tout jeunes au célibat, ils mènent une existence grégaire sans grande curiosité d’esprit, vêtus de grosse laine, sans autre idéal apparent que de parvenir à avoir de grosses cuisses en mangeant de l’herbe salée. Ils habitent dans des maisons basses.
L’on pourrait rapprocher aussi ces textes de Magritte, d’Ensor, d’Arcimboldo, ou encore de Desnos, d’Allais ou des Shadoks. Nous sommes à l’intersection de la logique et de la fantaisie, car bien souvent les plus grandes absurdités se cachent derrière un faux discours scientifique que l’on prend pour vérité, mais vérité que l’on décèle dépourvue de support scientifique, ce qui aboutit à un joyeux mélange de fausse érudition et de vraie rigolade. De ce fait, ces morceaux choisis parmi les chroniques du journal La Montagne, nous mettent devant une critique de la raison, dérision absolue des certitudes, écroulement des notions d’intelligence ou de réflexion.
Et on ne m’ôtera pas de l’idée que le petit compliqué qui a conçu et perpétré mon perroquet d’apocalypse n’était pas un quelconque Doktor, que ce gibier bleu, cette perruche sibylline, cette impondérable volaille, ce monstre de sagesse et d’étonnement, ce croisement de cacatoès et de crâne de mort, cet huluberlu de la nuit, ce rapace ahuri, ce guignol zoologique, ce cloporte de la fin du monde, ce produit des ténèbres de la lubricité, ce brimborion métaphysique correspond à une grande idée, un secret dessein de la nature, ou d’un sournois hydrocéphale et distingué. C’est le cryptogramme du docteur Faust.
Logique illogique, faits avérés et mythologies, cosmogonies de fantaisie, pure invention et réalité physique ou métaphysique de cette faune anarchiste, animaux totémiques et sujets de divertissement, sarcasmes finalement jetés au front des humains, c’est à une condition humaine que nous confronte ce recueil. Pour être un peu plus complet, il faut dire un mot de l’illustration – différente de celle de Dufy pour Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire. La ressemblance s’arrête à la technique, mais Honoré suit, traque le point comique et invente parfois d’autres comédies bestiales propres à faire sourire. Quel livre joyeux !
Le plus beau, c’est le Cypapus papa, le vautour pape. Il ressemble à Jacques Cœur.
Didier Ayres
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